HROTSVITHA
Publié le 21/05/2012
Extrait du document
Mais il y a plus. Il était tout à fait impossible à Hrotsvitha d'imiter vraiment Térence. D'abord, la présentation des manuscrits dont elle a pu disposer lui a laissé ignorer que ses comédies fussent écrites en vers; elle a donc rédigé les siennes en prose. De même, elle ignore sereinement la double unité de temps et de lieu, toujours respectée par son modèle. Enfin 'et surtout, sa foi, la gravité profonde de son esprit, son parti d'édification, bref, tout ce qui précisément avait inspiré son entreprise, la situait moralement aux antipodes du souriant sceptique qu'elle se proposait...
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La gloire de Hrotsvitha, ce qui fait d'elle autre chose qu'une chrétienne imitatrice des
grands poètes du paganisme, c'est son théâtre.
Là, sans y penser, croyant même imiter encore,
elle invente, crée avec toutes les imperfections
qu'on voudra, mais crée vraiment un style nouveau,
un mode d'expression dramatique promis à d'éclatants lendemains.
Hrotsvitha avait apprécié l'art consommé et le style élégant des comédies de Térence, mais
n'en avait que davantage déploré la foncière immoralité.
Elle voulut que de comparables agré
ments
de forme pussent être goûtés sans qu'on eût pour autant à se souiller l'âme par le spectacle
des vices.
Elle
entreprit donc « d'imiter dans ses écrits un poète que tant d'autres se permettent
de lire, afin de célébrer, dans la mesure de son faible génie, la louable chasteté des vierges
chrétiennes
».
Ce propos ne pouvait être que très imparfaitement tenu.
Le moyen, en effet, de célébrer
dramatiquement l'héroïque chasteté des vierges sans jamais peindre les passions de ceux qui la
menacent?
Mais il y a plus.
Il était tout à fait impossible à Hrotsvitha d'imiter vraiment Térence.
D'abord, la présentation des manuscrits dont elle a pu disposer lui a laissé ignorer que ses comédies
fussent écrites
en vers; elle a donc rédigé les siennes en prose.
De même, elle ignore sereinement la
double unité de temps et de lieu, toujours respectée par son modèle.
Enfin 'et surtout, sa foi, la
gravité profonde de son esprit, son parti d'édification, bref, tout ce qui précisément avait inspiré
son entreprise,
la situait moralement aux antipodes du souriant sceptique qu'elle se proposait
d'imiter.
Ainsi, par la forme, par le ton, par le fond même de la pensée, elle échappe irrésistible
ment à son modèle, innove, qu'elle le veuille ou non, en toute liberté, donne au monde, en plein
xe siècle, des
drames sommaires sans doute, mais conçus comme les concevront, six cents ans plus
tard, Shakespeare, Calderon, ou le Molière de Dom Juan.
Gallicanus, Dulcitius, Callimaque, Abraham, Paphnuce, enfin Sapience, ou Foi, Espérance et Charité,
sont les titres des six drames que composa Hrotsvitha.
Qu'il suffise ici, la place étant mesurée, de
donner une idée du Callimaque, son chef-d'œuvre.
Callimaque,
amoureux de Drusiana, chrétienne et mariée, s'en ouvre à ses amis avec toutes
sortes de circonlocutions pédantes
qui étaient peut-être alors le fin du fin entre jeunes gens instruits.
Puis nous le voyons aborder sa bien-aimée, et le ton change : «Je veux dire que je vous chéris par
dessus toutes choses.»«- Quels liens du sang, quelles lois vous portent à m'aimer?»«- Votre
beauté.
» « - Qu'y a-t-il entre elle et vous? » « - Hélas! jusqu'ici bien peu; mais j'espère que
cela va changer.
..
» Drusiana, plus troublée qu'elle ne le veut paraître, demande et obtient du
Seigneur d'échapper par la mort à la tentation.
Nous voici au cimetière, exactement comme dans
Roméo et Juliette.
Callimaque a soudoyé le gardien Fortunatus pour qu'il rouvrît la tombe : « 0
Drusiana, Drusiana, s'écrie-t-il.
Quelle tendresse de cœur je t'ai vouée, quel sincère amour de toi
m'étreignait au fond de mes entrailles! Et toujours tu m'as rejeté, opposée à mes vœux.
Mainte
nant, j'ai le pouvoir de t'infliger tous les outrages qu'il me plaira.
» Mais un serpent cause la
mort des deux hommes.
Dieu, dans sa clémence, ressuscitera l'amoureux égaré et l'épouse vertueuse.
Callimaque, éperdu de repentir, se fera chrétien.
Drusiana obtiendra du Seigneur le pouvoir de
ranimer aussi Fortunatus.
Mais cet être entièrement donné au mal préférera une nouvelle
mort au spectacle, intolérable pour lui, des grâces désormais prodiguées à son ancien complice.
Ainsi
se damnera-t-il lui-même : où l'on voit que la Miséricorde divine s'offre inlassablement à
tous les pécheurs
et ne manque enfin qu'à qui la refuse.
Voilà
comment, quarante ans avant l'an mille, une nonne saxonne entendait mettre le
théâtre au service de la foi.
Annonce-t-elle nos dramaturges de patronage, ou Paul Claudel?
EDMOND POGNON
Archiviste-paléographe Bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, Paris.
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