Robert Schumann

« laquelle il a vécu à partir de son mariage, les critiques de ces philistins dont il avait vainement entrepris de secouerle lourd conformisme en créant en 1834 la Neue Zeitschrift für Musik, gazette dans laquelle il défendit ses idéesd'une plume brillante, l'induisirent, semble-t-il, à faire quelques concessions.

Dans une étude remarquable et qui estpeut-être bien la seule à nous donner une vue juste du "cas" Schumann, le regretté Willy Schmid a parfaitementdiscerné ce qui, dans une Oeuvre pourtant toute chargée de la plus magnifique sève comme est le Quintette,s'écarte du jet original pour se conformer au moule consacré par l'académisme.

De la lecture passionnée du Clavecinbien tempéré jaillissait avec une géniale ingénuité l'élan initial de la Huitième Novelette.

Dans le schème des Trios dela maturité se glisse, inopportune, la silhouette de Mendelssohn.

Avec une fermeté pleine de clairvoyance, Liszt,d'un mot discret mais sans réplique, le fait sentir à Schumann qui réagit, vivement, troublé par cette remarquecomme par la voix de sa plus intime conscience. Mais dans cette Allemagne provinciale où Schumann va poursuivre une honorable carrière de Kapellmeister, lesapparitions d'un Liszt, d'un Chopin ou d'un Berlioz sont rares.

Il faut en revanche satisfaire aux goûts plus ou moinsentachés de pédanterie du public de Leipzig, de Dresde ou de Düsseldorf, et compenser par les mérites ducompositeur ce que le chef d'orchestre a d'un peu apathique, d'un peu terne.

C'est alors que le divorce romantiqueentre l'artiste et la société qui l'entoure commence de faire sentir ses effets sur la production de Robert Schumann.Des chOeurs sont là, des chOeurs d'hommes et des chOeurs mixtes dont il faut alimenter le répertoire et hélas !satisfaire parfois le goût pour la sentimentalité et la bonne humeur un peu vulgaire.

Il y a aussi des poètesmédiocres qui tournent autour du musicien dans l'espoir qu'il ne trouvera pas leurs vers indignes de sa musique.

Il ya enfin ces mélomanes et ces critiques bourgeois obtus qui s'emploient à entretenir une sourde opposition envers lesplus nobles aspirations de Schumann et qui parviendront presque à le persuader que ses plus géniales innovationssont le fait de l'inexpérience et d'un amateurisme de jeunesse. Une hostilité déclarée eût sans doute fait bondir Florestan aux armes.

L'estime qui entoure l'auteur du Quintetteincline celui du Carnaval à s'amender quelque peu. Entre les extases matinales qu'il fixe en de courtes pages feuillets d'album dont la réunion compose véritablement lejournal secret de son génie et les périodes d'abattement, les crépuscules d'angoisse, combien d'heures passées àétirer une matière toujours belle pour remplir des moules qui n'étaient pas à sa convenance ! C'est certainement à ce conflit entre les tendances profondes de son génie et les exigences du milieu artistiquedans lequel il évolua qu'il faut, pour une bonne part, attribuer l'usure à laquelle finit par succomber l'organisationnerveuse de Schumann.

On peut dire qu'à partir de 1842 : et jusqu'aux dernières productions, toute son Oeuvreporte la trace de cette lutte.

Sa vie elle-même qui, dès son union avec Clara, n'offre guère d'événements extérieurstrès importants, est significative de cet étrange divorce.

Mari fidèle et aimant, il accompagne sa femme dans sestournées de virtuose, se réjouit de ses triomphes mais reçoit d'un air distrait le tribut d'admiration que lui valent lesprestigieuses interprétations de ses Oeuvres par Clara.

Père très tendre, il veille à la sécurité de son foyer, mais iln'est pas sûr que l'enfance qu'il évoque dans tel cahier "dédié à la jeunesse" soit celle qu'il a sous les yeux.

N'est-cepas plutôt de la nostalgie d'Hypérion qu'il faut entendre l'écho au détour de telle page dont le mystère a paru aumusicien lui-même "peut-être trop sérieux" ou de telle autre que surmontent trois énigmatiques astérisques ? A mesure que baisse le jour s'accentuent en Schumann des tendances au repliement et à la mélancolie taciturne. La maison est toute pleine de ses silences, de ses regards absents et de son pas feutré.

Pour lui aussi, "la vraie vieest absente" (Rimbaud).

Elle est tout entière dans ce rêve que troubla sans cesse la hantise de formes pourlesquelles il n'était point fait, mais qui n'en continua pas moins de nourrir d'irremplaçables accents, les symphonies(particulièrement la quatrième qui suit un plan si spécifiquement conforme au caractère du lyrisme schumannien), lesquatuors, le Concerto de piano, mainte page du Paradis et la Peri, les chOeurs de Manfred et de Faust.

En pleinepériode de dépression nerveuse, alors qu'il tentait sans succès de projeter avec Genoveva son drame intérieur sur leplan de la scène, Schumann se ressaisissait tout entier dans l'extraordinaire suite des Scènes de la Forêt, visionsbrèves où le conteur familier et le poète hoffmannesque des Nachtstücke alternent avec une rare intensitéd'accent. Une période exceptionnelle, étrange, et à laquelle on n'a peut-être pas prêté l'attention particulière qu'elle mérite,est celle des ultimes compositions de Schumann.

Alors que le Concerto de violoncelle et l'ouverture pour Hermann etDorothée attestent le tour obsessionnel et quasi maladif que pouvaient prendre dans son esprit certains motifs,l'Allegro de concert pour piano et orchestre, la Fantaisie et le Concerto pour violon et orchestre témoignent d'unesorte de raidissement de la volonté dont la pathétique grandeur émeut profondément.

Il semble que, dans un effortsuprême, Schumann y veuille, malgré tout ce qui se dérobe à lui, esquisser une dernière fois, et de façon plusimpérative, la grande forme à laquelle il aspirait.

Brahms, dernier confident, devait se souvenir ultérieurement de cedessein monumental et s'armer en conséquence. Et puis, c'est la chute.

Le 27 février 1854, Schumann se jette dans le Rhin du haut du pont de Düsseldorf.

L'épaveque des pêcheurs ramènent sur la berge n'est plus qu'un être désaccordé qui, deux ans durant, traînera en l'asiled'Endenich des jours hantés d'hallucinations auditives dont il tentera de retrouver le fil en d'incohérentesimprovisations. Héros et victime, Schumann reste dans la musique le représentant le plus pur du romantisme allemand.

Lescaractères principaux de son art sont ceux-là mêmes qui font la grandeur du rêve d'un Hölderlin ou de la pensée. »