LES Ballets russes de 1910 à 1919 : Histoire
Publié le 10/01/2019
Extrait du document
LES
Ballets russes
«Cette charmante invasion (...) amena à Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement esthétique, mais peut-être aussi vive que l’affaire Dreyfus.» L’invasion évoquée par Marcel Proust allait bouleverser le ballet occidental, qui offrait alors un paysage minutieusement brossé où évoluaient de délicates ballerines en tutu. Certes, Paris avait déjà été envoûté par le tourbillon de voiles et la magie des éclairages de Loïe Fuller, par la liberté d’être et les improvisations inspirées d’Isadora Duncan, comme échappée d’un bas-relief grec. Serge de Diaghilev, le directeur de la troupe des Ballets russes, avai: déjà organisé à Paris une exposition rétrospective
Des RUSSES À PARIS
L’année suivante, la saison des Ballets russes s’était ouverte elle aussi en mai, car c’était la période de vacances du corps de ballet du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg dont Diaghilev avait débauché les éléments les plus prometteurs. Jean Cocteau, Reynaldo Hahn, Jacques-Émile Blanche et Jean-Louis Vaudoyer, conviés aux répétitions, orchestraient avec enthousiasme la publicité.
Gabriel Astruc, grand promoteur de la musique contemporaine, avait trouvé les commanditaires, obtenu la réfection du Châtelet et fait disposer, au premier rang des fauteuils de corbeille, les cinquante-deux plus jolies comédiennes parisiennes, faisant alterner brunes et blondes. À l’étage supérieur, il avait installé les ballerines de l’Opéra. Même les messieurs du Jockey Club auraient de quoi être comblés... dans la salle du moins car, en coulisses, le chorégraphe Michel Fokine avait juré la mort de ce qu’une certaine critique nommait les «ballets blancs» et «le pompiérisme du vieux Petipa».
Pourtant, le Pavillon d’Armide (musique de Nikolaï Tche-repnine) rendait hommage aux pompes et aux manières des xviic et xvimc siècles français et les Sylphides (sur des thèmes de Chopin), dansées par Anna Pavlova, restaient très romantiques et académiques. Mais il y eut. pendant la même saison, «un coup de revolver dans la glace» (André Warnod). Le public arraché à son fauteuil ovationna les Danses polovtsiennes du Prince Igor, le Festin et Cléopâtre. «Voilà de la couleur, voilà des décors!» s’écria Maurice Denis. Et, outre cette «sauvagerie russe» dont il faisait ses délices, le public français découvrit les symphonistes russes, de nouvelles étoiles de la danse (Adolph Bolm, Serafina Astafieva, Michel Fokine) et un nouveau prince qui valait tous les grands-ducs Vladimir de toutes les Russies: Serge de Diaghilev. Voici comment il se décrivait: «Je suis: 1. un charlatan; 2. un grand charmeur; 3. un insolent; 4. un homme possédant beaucoup de logique et peu de scrupules; 5. un être affligé, semble-t-il, d’une absence totale de talent. D'ailleurs, je crois avoir trouvé ma véritable vocation: le mécénat. Pour cela, j’ai tout ce qu’il faut, sauf l’argent. Mais ça viendra.» Au roi d’Espagne qui, en 1920, l’interrogeait sur ses fonctions : «Vous ne dirigez pas, vous ne dansez pas, vous ne jouez pas de piano. Que diable faites-vous dans cette compagnie?», Serge, en gants blancs, répondit sans ambages: «Je suis
«
LES
BALLETS RUSSI!S.
En 1917, Picasso conjugue sa criati1•ité
a•·ec celle de Jean Cocœau et d'Erik Satie pour le ballet Parade.
Ci-comre:
tm dessit• de Picasso pour le cosn u11t de la danseuse.
©R.M.N.
© SPADEM 1991
LES BALLETS RUSSES.
Le Sacre du printemps rétmit
Srra••itJSki et Nijinski le temps
d'un ballet révolutionnaire et
d'w• scandale relentissam.
© Bibliothèque de l'Opéra,
B.N ..
Paris·
@ Archil't'S SGED Il
\l,\'\f•l.k fR\,\,;\1..,
comme vous, Majesté.
Je ne travaille pas.
Je ne fais rien.
Et pourtant,
je suis indis pens ab le .» Tl déclarait aussi: «Je ne fais pas d'i mp ré sa
risme, et mon fort c'est le travail en commun des pein tres, des musi
ciens, des poètes, des artistes.» Son gén ie était celui d'un découvre ur .
Il n'inventa rien, ne créa rien, mais il trouva les inven te ur s et les
créateurs capab le s de réaliser cette ••synthèse des arts» dont il rêv ait .
cet art total, visuel et sonore, que le cinéma.
hélas! n'immortalisa
j a m ais .
E t po urt ant .
qu el générique!
AuDACES L e ch oré g ra p he Michel Fokine put enfin réun ir le corps et
l'esprit et faire vivre une nouvelle expre ss iv ité ; deux, trois et même
quatre ballets courts et denses se succédèrent en une soirée ; les décors
d'Alexandre Benois et les costumes de Léon Bakst firent danser exo
tisme et couleurs devant les yeux éb lo u is du pub lic dont les oreilles, la
saison suivante, allaient recevoir la no uvea uté de l'Oiseau de feu,
p re m ière partition composée pour les Ballets russes à la demande de
Di aghi lev par Igor Stravinski.
Le 4 ju in 1910, ce fut «une orgie de
c o u le urs»: Scltéhérazade de Nikola ï Rimski-Korsakov avec Vaslav
i j in sk i ct Ida Rubinstein.
Le regard violé par une ex p lo sio n de
couleurs brutales, des murs vert s.
un sol rouge, «se rre à passions», le
public adora.
«Tandis que nos décorateurs cherchent le réalisme.
les
Russes in ter prè tent.
Leurs ciels sont brossés à gra n ds coups de balai,
les nuages sont de gros choux à la crème, les minarets poin tu s de leurs
palais sont indiqués sans souci de détail ou de relief.
Ce sont d'é
normes esq uis ses .,
Carnaval, sur un e m usique de Robert Schumann, et le tradi
tionnel Giselle (avec pourtant Tamara Karsavina et Niji n ski ) firent
moins sensation que Schéhérazade.
On créa des robes Schéhérazade;
grâce à la prescience de D iagh ilev et au fia ir d'un Pau l Poiret, on suc
c o mba it à un orientalisme coloré et les parf ums Sakountala et Nirvana
de chez Bichar a prom etta ie nt même de «conférer les im pres sio n s
vo lu ptu eu s
e s des BaUetS russes et de faire revivre dans la mémo ire les
séductions de la cho régra phie et du décor de Sclréhérazade»!
Le 25 jui n, les Oriemales (in sp irée s d'un recueil de Vic tor
Hugo et des thèmes musicaux de Grieg.
Glawunov, Borodine) et
surtout l'Oiseau de feu port ai ent au pin acl e Tamara Karsavina et Str a
vinski, dont Anna Pavlova s'était refusée à dan ser les «nia is e rie s» , les
«inepties», claquant la porte d'une troupe qu' ell e c roya it sans doute
p riv er de sa gloire.
Mais il n'y en avait plus que pour Karsavina et
N ij in sk i, Schéhérazade et l'Oiseau de feu.
La saison 1911 s'o u vr it à Monte-Carlo avec Narc i
s se (m u
s iq ue de Nikolaï Tcherepnine).
Puis le public paris ien retrouva se s LL ('llt:\Al..
LES
Bi\LLE'TS RUSSES.
Les
musiciens mais aussi les peimres
d'avam-garde om participé à
l'awmlllre des BalleiS rttSSes, comme
tci Picasso qui fait momer le cubismt
sur scè11t dans le ballet Parade.
© f:.dimedia.
idoles: dans le Spectre de la rose (argument tiré de Théo p hi le Gautier,
sur l'lnvi/ation tl la valse de Weber, orchestrée par Berlioz), entre son
jaillissement fulgurant sur scène par la fenêtre du rê ve et son envol
final, Nijinski n'ét ait qu'un «souffl e ar om ati q ue» .
L ors qu' on l'interro
gea sur le secret de son apesanteur, il répondit: «C'est facile, on
s'arrête un peu en l'air avant de redescendre.,.
Dans Petrouc/rkn,
nouvelle création de Stravinski, il n'était plus en revanche qu'u n e
pauvre marionnette.
Ce même mois de ju in , les Paris ien s découvrirent
Sadko de Rimski-Korsakov, puis le pub li c londonien le Lac des
cygnes.
La saison 1912 fu t, à l'exception de Thamar de Milij Bala
kirev.
to u t entière consacrée à des créations de musiciens français: le
Dieu bleu de Reyn ald o Hahn et Jean Cocteau, qu i se voulait une
évocation des danses du Siam, un grisant et ex ta ti q ue Daphnis et
Chloé de Maurice Ravel, avec Nijin sk i, Karsavina et Adolph Bolm et
l'Après-midi d'un faune su r une musiq ue de Deb ussy .
Le 29 mai 1912, le public vit s'avancer un Nij insk i mé
c o nn ais sa ble : silhoueue de pro fil in sp ir ée des fig ure s à deu x dimen
sions des vases grecs, démarche hiératique avec pose précautionneuse
des tal ons pu is de la pla nte des pieds, geste s angu leu x et regards
farouches.
aucune virtuosité, et, pour finir.
des atto ucheme ntS ct un
tressaillement su gge stif sur l'écharpe abandonnée par la nym phe !
Ce faune nu et pommelé, lascif et peu am èn e , qui ne dan sait
même pas, décl en ch a dans le Figaro le s foudres de Gasto n Ca lm ette .
q ui allait mener la croisade des «antifaunistes»: «Ces réalités ani
males.
le public ne les acceptera pas».
écrivit-il, d'autant qu'Auguste
Rodin, qui ne pouva it , lui, qu'être ••fa u nis tc».
ex pos a un e s uit e d e
c roq uis posés par Nijinski, da n s un ancien couvent du Sacré-Cœur!
Au même moment, l'illustrateur Georges Barbier et l'un des pre m iers
grands pho togr ap hes , le bar o n Ado lphe Gayne De Meyer, fais a ie n t
pa raî tr e les brochures que leur ava it in sp ir é e s ce faune scandaleux.
En
1913, G abr ie l, A st ru c ouvrait enfin, avenue Montaigne, son théâtre
des Champs-Elysées, temple néoclass iq u e et so bre de la no uve lle
a v an t- g ard e.
li Y, fit inte rp rét er , sous la bagu ette de son directeur
m usic al , D ésiré- Em ile lnghe lb re ch t.
les Russes (Boris Godormo,,, la
K/rol'(lnc/uclrina) et les Français (Bem·enmo Cellini de Berlioz qu 'o n
ne jouait plus.
la Péri de Paul Duka s).
Le 15 mai 1913, jou r de la première de Jeux (Poème dansé),
Debussy.
compositeur de l'œuvre, relate: ..
ser ge de Diaghilev,
homme terrible ct charmant qui ferait danser les pie rr es, me parla
d'u n scé nario ima giné par N ij ins ki, scénario fait de ce "rie n du tout"
s u btil don t j'es tim e que doit se composer un poème de ballet : il y avait
là un parc, un tennis, la rencontre fortuite de deu x j eu n es filles et d'un
j e un e homme à la poursuite d'une balle perd ue, un paysage nocturne,
mystérieux, avec ce je ne sais quoi d'un peu méchant qu 'amèn e.
»
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