INTRODUCTION Les pratiques sociales donnent leur sens aux lieux, comme le soulignait Bernard Lepetit dans sa conférence d’ouverture du second colloque international d’histoire urbaine à Strasbourg en 1994. Au gré de leurs besoins, les acteurs sociaux font rejouer les formes anciennes de la ville (transformations des anciens hôtels du Marais par exemple) ou sont les initiateurs de nouvelles résidences. Or, comme le rappelait Natacha Coquery, « dans la société de l’aristocratie de cour, dont le modèle est le roi, la grandeur et la magnificence de la maison est une marque du rang ; c’est un instrument essentiel d’auto-affirmation dans la compétition pour le prestige. L’hôtel des grands se doit d’exprimer la distinction sociale, le goût du faste et la volonté de pouvoir. Il représente bien plus qu’un capital financier : c’est un patrimoine symbolique qui classe son possesseur dans la société et lui dicte insidieusement des manières 1 d’être et des rapports emblématiques avec le reste de la cité ». Il faut en effet distinguer la Capitale du Royaume de ce qui se passe dans les provinces. Alors que dans une ville comme Rouen les magistrats de haute naissance ne donnent pas à voir leur fortune en l’inscrivant dans une résidence somptueuse, ou bien encore à Bordeaux ou à Lyon où les négociants affichent peu leur luxe dans l’espace citadin (réservant cette distinction à leurs résidences champêtres), la capitale, elle, est marquée par l’empreinte de la cour qui impose un état de représentation permanente (La Société de Cour 2 deNorbertElias) etdoncimposeunluxeostentatoire.L’hôtelparisien,lieusomptuaire,estle théâtre du changement et d’un changement permanent. Comme l’a rappelé N. Coquery : «Briller, en inventant sans relâche de nouveaux signes distinctifs pour maintenir les imitateurs à distance, c’est s’imposer ». Peu importe le mode d’habitation, propriété ou location. L’importance de la location n’est pas un fait nouveau au XVIIIe siècle. Le système de la location convient bien aux besoins changeants d’une clientèle capricieuse, qui suit la mode ou la fait. La noblesse est chez elle là où elle s’installe. Eloigné de la cour, l’hôtel 1 P. 19 N. Coquery, L’hôtel aristocratique. Le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1998, 2 intitulé « Structures et les significations de l’habitat » N. Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985. Voir notamment le chapitre premier 2 parisien devient le symbole de la puissance familiale, dont le prestige transparaît dès la rue, où plutôt dès le portail. De cet état de fait résulte que le milieu de la cour donne naissance à une « société de consommation ». Comment cette état d’esprit se traduit-il dans le patrimoine immobilier, dans la (ou les) résidences » de cette aristocratie de la fortune et du goût. C’est ce que nous allons voir. On parle du XVIIIe siècle en matière d’arts décoratifs comme d’un moment de perfection de l’art français. Les progrès étonnants qui s’accomplissent dans l’art de la décoration intérieure et dans l’art du meuble au cours du XVIIIe siècle paraissent résulter d’un double courant ou d’une double cause : -D’une part, le rôle joué par des architectes, des artistes, des artisans, des marchands, possédant la pleine maîtrise de leur métier, intéressés, pour quelques-uns d’entre eux au moins, à ce qui est nouveau et qui ont fortement marqué cette époque. -D’autre part, la société contemporaine qui, dans ses besoins, ses traditions, ses élans comme dans ses retours en arrière, a imposé son rythme et stimulé la création. Les rapports entre ces deux mondes, clientèle et fournisseurs, ceux qui commandent et ceux qui créent et exécutent, bien qu’apparemment évidents ne sont pas pour autant aisés à définir. La clientèle tout comme les artisans-créateurs agit ; le développement des styles, notion parfois bien vague, lui doit beaucoup. L’histoire des ébénistes, des menuisiers, des bronziers du XVIIIe siècle doit donc être faite non pas uniquement en fonction des objets conservés dans les musées et les collections particulières, mais aussi en fonction de la clientèle contemporaine et de ses demandes. Ceci nous amènera donc à considérer l’étude du marché de consommation aristocratique qui est aujourd’hui à la mode comme le montrent les livres de Daniel Roche (La Culture des apparences) ou l’ouvrage de Natacha Coquery (L’hôtel aristocratique. Le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle). Le phénomène n’est cependant pas simple à envisager. On peut du moins en esquisser les grands traits afin d’essayer de saisir ce que fut la création. L’historien doit se poser également un certain nombre de questions pour comprendre ce qui peur revenir à l’un ou l’autre camp, clientèle ou fournisseurs : 1/-quel rôle ont pu jouer par exemple dans cette évolution, la progression des métiers d’art et l’appel fait, surtout dans le domaine de l’ébénisterie, à un nombre croissant d’ouvriers étrangers, hollandais, allemands et autrichiens en particulier ? 3 2/-les beaux meubles du XVIIIe siècle sont ils nés d’un besoin de la clientèle ou ont- ils été proposés à celle-ci par des commerçants astucieux, les marchands-merciers et des artisans d’une habileté remarquable ? I-LA SOCIETE ET SON CADRE DE VIE Le climat d’optimisme et de confiance dans l’avenir qui caractérise (bien que de manière un peu schématique, il faut en convenir) le XVIIIe siècle français, provoque une euphorie favorable à un progrès dans l’art de vivre en société. Toutes les couches de la société bénéficient de cette conjoncture et, malgré les difficultés politiques intérieures et extérieures (guerres de Succession de Pologne et d'Autriche, suivies de la Guerre de Sept Ans ) le mieux être est général. On embellit son cadre de vie pour le plaisir de recevoir «la bonne compagnie ». L’activité mondaine à Paris et dans les capitales de province stimule l’artisanat du luxe. Le souci de l’harmonie du cadre de vie fait partie de la bienséance. « Tout est confort, politesse, convenance... ». Cette phrase de Mme du Deffand (1697-1780), l’amie de Voltaire résume bien cet état d’esprit. Dans une société policée, la décoration devient un passe-temps à la mode. L’honnête homme doit «savoir l’architecture et entendre l’ornement ». L’éducation de la noblesse ne néglige pas la culture artistique. Sous la Régence du duc Philippe d’Orléans (1715-1723), qui réside au Palais-Royal, Paris reprend sa place de capitale de la mode en architecture et en décoration. Le goût du faste et de la grandeur qui avait marqué le Grand Siècle, demeure encore dans la France du XVIIIe siècle, mais déjà, se manifeste un désir d’intimité qui transforme et humanise en quelque sorte le cadre de vie. Aujourd’hui, constate Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, « les mœurs sont plus unies, les canapés et les chaises longues sont employées par les dames sans causer d’embarras dans la société » comme le montre le tableau de Jean-François de Troy intitulé La lecture de Molière. Une nouvelle société y règne et y mène une vie brillante : grands seigneurs libérés des servitudes de la Cour, bourgeois cultivés enrichis dans le commerce ou par la spéculation, grands marchands aspirant aux honneurs, financiers et parvenus, femmes d’esprit. Ce milieu raffiné, aimant ses aises, fait élever de nouvelles demeures, des hôtels entre cour et jardin, où l’on exige désormais, outre l’harmonie du décor, de la « commodité » dans les appartements. Profitant du développement de la concentration urbaine, les architectes exercent leurs talents novateurs : partout s’élèvent de nouvelles 4 demeures où l’on trouve un air de grandeur et les « commodités » que l’on ignorait au siècle précédent Fièvre constructive et évolution de la demeure On construit en effet beaucoup au XVIIIe siècle. C’est d’abord à Paris, dans les nouveaux hôtels construits au Marais, autour de la place Vendôme, à la Chaussée d’Antin, et surtout dans ces nouveaux quartiers à la mode que sont les faubourgs Saint-Germain et Saint- Honoré que s’épanouit le nouveau décor. Les bâtiments neufs favorisent le rajeunissement du décor intérieur. Ce nouveau style dans l’architecture intérieure est diffusé par le Traité d’architecture dans le goût moderne, ou De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration des édifices en général, publié en 1737-1738 par l’architecte théoricien Jacques- François Blondel. Ce livre, comme le souligne Jean Feray est « le véritable bréviaire de la bienséance en décoration au temps de Louis XV ; il en codifie les bonnes règles ». Ce recueil en deux volumes offre un tableau de l’architecture française arrêté cependant au premier tiers du dix-huitième siècle et atteste notamment l’importance nouvelle attachée à l’art de la distribution, dont l’auteur donne la définition suivante : « la communication de plusieurs pièces ayant pour objet la même destination considérée en général, mais dont chacune d’elles peut avoir des usages particuliers ». Les principaux traités d’architecture de la première moitié du siècle accordent une large place à l’art de la distribution intérieure et explicitent très précisément les différents appartements qui composent l’hôtel contemporain. Cet art de la distribution est né de la volonté d’améliorer les conditions de vie dans la demeure aristocratique. *Jacques-François Blondel, Plan du rez-de-chaussée d’un grand hôtel, dans Diderot et d’Alembert, Recueil de planches sur les sciences, les arts libéraux, et les arts mécaniques, avec leur explication. Première livraison, Paris, 1762, pl. XXIII Blondel distingue trois types d’appartements : les appartements de parade destinés à la représentation sociale, les appartements de société destinés aux intimes et ceux de commodité, moins spacieux. Les guides de Paris, à l’époque même (ceux de Dezallier d’Argenville, de Piganiol de La Force, de Thiéry), ne manquent pas de signaler aux touristes les installations les plus nouvelles et les plus remarquables. C’est le temps où, dans Paris, des quartiers comme le 5 faubourg Saint-Germain avec ses hôtels, comme les Porcherons et le faubourg Montmartre avec leurs « folies », en province des villes comme Le Havre ou Bordeaux s’élèvent ou se renouvellent. L’abondance des constructions récentes, la vue et l’admiration des décors à la mode rendent périmé ce qui n’a pas même quelques décades d’existence et pousse, à plus forte raison à rajeunir les vieilles demeures. On cherche en effet à vivre dans un mobilier neuf. Le XVIIIe siècle se montre dans tous les domaines, mobile, inconstant, curieux d’inédit. L’expression « au goût du jour » possède alors, et tout spécialement dans le mobilier, sa valeur. Presque partout en France, on constate un véritable mépris pour l’ancien, que l’on qualifie de « gothique ». Cela ne veut pas dire que l’on rejette totalement l’idée de vivre au milieu de meubles plus ou moins anciens, tantôt pour des raisons financières, tantôt par respect pour quelques ensembles précieux du siècle précédent. Mais néanmoins la nouveauté l’emporte. En 1772, Roubo théoricien de l’Art du Menuisier, note sans bienveillance, qu’on « voit paraître tous les jours des meubles nouveaux ». Et Louis-Sébastien Mercier, l’observateur caustique du Tableau de Paris, d’ajouter en 1782 : « Tous les six ans on change son ameublement ; les meubles sont devenus le plus grand objet de luxe et de dépense ». Comme le souligne Claire Ollagnier, « Au XVIIIe siècle, la recherche croissante d’intimité et de solitude donne naissance à de nouvelles pièces. Les notions de commodité et de confort, si caractéristiques de l’art de la distribution du siècle des Lumières, se traduisent par la multiplication et la spécification des espaces de vie ». Le mobilier se transforme en même temps et dans le même sens que la demeure : pittoresque, confort, élégance sont avant tout recherchés, et la distribution même de l’appartement s’en ressent. La chambre, qui dans les logis les plus modestes est l’unique pièce à vivre, s’accompagne d’ordinaire dans les demeures d’un statut social plus élevé, d’une antichambre et d’un cabinet ou d’un salon, presque toujours d’une garde-robe et, dans quelques cas d’une salle de bains ; la salle à manger apparaît, ainsi que la bibliothèque et le boudoir. Les pièces sont plus petites, mieux chauffées, les dégagements plus commodes. Dans un décor plus frais et plus riant, vont tout naturellement trouver place les meubles nouveaux crées par le siècle. La distinction qui se fait alors nettement entre appartements d’apparat et petits appartements favorise dans une large mesure le rajeunissement du mobilier. Les premiers peuvent conserver un mobilier traditionnel, voire ancien, au demeurant peu nombreux. Galeries ou salons d’antichambre ne sont guère ornés que de guéridons, de consoles, de tabourets ou de banquettes, dont les modèles peuvent être d’ailleurs mis au goût du jour. Les petits appartements, de création nouvelle, comportent quant à eux un mobilier de dimensions plus modestes, plus confortable, moderne. Ici, les meubles ont tendance à se multiplier plus on avance dans le siècle et à suivre 6 de plus près les fluctuations de la mode. Celle-ci peut être suivie jusque dans ses extravagances. La fantaisie, l’audace font école. C’est en somme Paris et Versailles tout à la fois qui imposent à la province et à une partie de l’Europe leur style et leurs goûts dans le mobilier. Les bourgeois parisiens, la noblesse de province, les négociants, principalement dans les grandes villes portuaires, cherchent à posséder des meubles qui, s’inspirant de ce qui se fait à la Cour, reflètent les progrès réalisés par les menuisiers à la mode. Ces nouveaux décors sont nés de la collaboration des architectes et des « menuisiers en lambris » (Mariette, Boffrand, Jacques-François Blondel, Charles-Etienne Briseux, etc) avec les ornemanistes, dessinateurs et sculpteurs « figuristes » (Antoine Vassé, Bernard Toro, Gilles Marie Oppenordt, Juste Aurèle Meissonnier, Jacques de Lajoue, Mondon, François de Cuvilliès, Jacques Verberckt, Nicolas Pineau etc..). Ceux-ci, « par leur expérience et leur capacité, ont contribué à rendre nos demeures des séjours enchantés, dignes de l’opulence de la plupart de nos concitoyens et de l’admiration des nations non prévenues » comme l’exprime J.F. Blondel dans son Discours sur la nécessité de l’étude de l’architecture (1752). Ces ornemanistes, qui constituent une catégorie professionnelle indéterminée où se retrouvent sculpteurs, orfèvres, peintres ou dessinateurs, voire architectes, sont à la fois les propagateurs et les régulateurs du style. Ce sont les stylistes d’aujourd’hui. Cette collaboration entre architectes et ornemanistes est à l’origine d’une nouvelle manière d’accommoder l’architecture intérieure des appartements. Ces nouveautés se répandent par la diffusion de leurs dessins gravés intégrés soit à des traités théoriques soit réunis en cahiers. Ces publications diffusent les modèles de décors auprès des artisans et de leur clientèle. 1/ Les fabricants : Artisans et corporations : les cadres de l’exercice du métier et les aspects techniques Les nombreux artistes et artisans qui travaillaient à la réalisation de la décoration intérieure des bâtiments le faisaient sous l’autorité de l’architecte. Celui-ci pouvait être aussi bien chargé de construire que de rénover une habitation. Il dessinait les plans et supervisait le travail des corps de métiers qui exécutaient les éléments fixes de la décoration. De plus, l’architecte fournissait souvent des projets (qui n’étaient pas nécessairement les siens), pour des éléments tels que des bras de lumière, des cheminées, des consoles et des sièges, donnant à l’ensemble un aspect uni et harmonieux. Les sculptures, les peintures et la dorure des lambris s’accordaient aux tons des consoles et des sièges. Si des variantes apparaissaient, 7 c’était seulement dans le travail des différents artisans spécialisés. Dans certains cas, comme nous le verrons, les clients se tournaient vers des marchands, connus sous le nom de marchands-merciers qui étaient en mesure de fournir non seulement la plupart des objets dont il va être question, mais qui avaient en stock du mobilier et des objets décoratifs dessinés et fabriqués par des spécialistes. Il nous faut dire en préliminaire quelques mots sur les corporations sous l’Ancien Régime. Si tout individu pouvait s’adonner librement à l’art de son choix, il ne pouvait faire commerce de ses produits ou de ses services que s’il était membre de la corporation de son métier. Toute activité productive était alors soumise au contrôle pointilleux des corporations. Celles-ci garantissaient la qualité du travail et assuraient une protection sociale à ses membres. Le principal avantage d’être membre d’une corporation consistait à être autorisé à vendre sa propre production. Chaque métier dépendait d’une corporation, appelée également communauté ou jurande. Les corporations étaient très jalouses de leurs prérogatives et entraient fréquemment en conflit pour les motifs les plus variés. Ainsi, les meubles de luxe étaient décorés de bronzes dorés, mais l’ébéniste n’avait pas le droit de dessiner, de fondre, de ciseler ou de dorer ceux- ci. Pour devenir maître –et donc membre d’une corporation-, il fallait avoir suivi une longue formation, souvent divisée en deux phases, l’apprentissage, puis le compagnonnage. Pour les menuisiers et ébénistes, cette seconde phase durait au moins six ans. La fabrication du mobilier de luxe exigeait au XVIIIe siècle, la collaboration de nombreux corps de métiers, aux attributions nettement définies. Le meuble se trouvait en effet placé au confluent de plusieurs techniques : l’art du menuisier, du sculpteur, du tapissier et parfois du doreur dans le cas des sièges, celui de l’ébéniste et du bronzier dans le cas des meubles d’ébénisterie. 2/ Les fournisseurs : le commerce des objets d’art et les marchands merciers Il existait au XVIIIe siècle à Paris un corps de métier qui eut dans le développement de l’art décoratif un rôle essentiel : les merciers, dont l’activité remonte au Moyen Age. Le XVIIIe siècle les appelle marchands-merciers. Ce corps, précise Savary des Bruslons, dans son Dictionnaire universel du Commerce (1761) « est considéré comme le plus noble et le plus excellent de tous les corps des Marchands, d’autant que ceux qui le composent ne 8 travaillent point et ne font aucun ouvrage de la main, si ce n’est pour enjoliver les choses qui se sont déjà faites et fabriquées.. ». Ce qui explique la définition lapidaire, qu’on peut lire dans l’Encyclopédie Diderot-d’Alembert : « mercier..., marchand de tout et faiseur de rien ». Leur rôle était en apparence tout de négoce, ce qui n’excluait ni l’invention, ni la création artistique. Ils importaient ou faisaient travailler à leur profit d’autres corporations. Leur origine remonte au Moyen Age ; ils vendaient alors principalement des tissus, dont beaucoup venaient de Lucques, de V enise et de Gênes, d’ Arras, d’ Angleterre, d’Allemagne. La puissance de ce corps s’affirma dans la seconde moitié du XVIIe siècle et le XVIIIe siècle vit leur apogée. C’est l’époque où prospèrent les Compagnies des Indes, où l’enthousiasme pour l’Orient est plus vif que jamais, où l’anglomanie se développe. La mode des collections, le goût du bibelot, chez une clientèle dont ils encouragent l’avidité pour toutes les nouveautés, accroissent leur importance. Toutefois, parmi les merciers parisiens, une partie seulement, mais la plus riche, s’intéresse au commerce des objets d’art. Ils e appartiennent à la 13 classe. Par ailleurs, quelques merciers se distinguent des autres et n’appartiennent pas directement au corps parisien, tout en exerçant le même métier. Ils jouissent du vieux privilège des marchands suivant la Cour, nommés aussi marchands privilégiés du Palais. A Versailles même, ils sont établis, ainsi que d’autres corps de métiers (orfèvres, horlogers, libraires) dans les galeries basses et les escaliers du château. A Paris, la rue de prédilection des marchands-merciers spécialisés dans le commerce des objets d’art est la rue Saint-Honoré qui rassemble les plus célèbres d’entre eux, Hébert, Poirier-Daguerre à l’enseigne de « A la Couronne d’or», Julliot, Lebrun à l’enseigne « Au Roi des Indes ». Lazare-Dvaux, passé à la postérité grâce à son Journal est installé non loin de là, rue de la Monnaie. Gersaint, -le marchand dont la boutique fut immortalisée et rêvée par Watteau-, plus éloigné, ne fait lui, que suivre une ancienne tradition en logeant sur le pont Notre-Dame, à l’enseigne « A la Pagode » (Illustration). Quant à la boutique de Granchez, située sur le quai de Conti, et que le marchand avait baptisée du nom de sa ville natale « Au Petit Dunkerque », elle jouissait d’une grande renommée. On y trouvait notamment des objets en tôle laquée imitant la porcelaine de Sèvres, ainsi que de la porcelaine de Paris. Certes, les marchands merciers parisiens du XVIIIe siècle demeurent des intermédiaires, des marchands au sens propre du terme. Mais, sachant anticiper ou provoquer les tendances du moment, ils sont devenus des incitateurs, des entraîneurs, renouvelant l’intérêt, accélérant même l’évolution des styles, tenant habilement leur clientèle en haleine. D’Angleterre, ils font venir des papiers peints, des instruments d’optique, des meubles pour le 9 « thé à l’angloise », ou des meubles d’acajou massif et poli. Toutefois, plus que d’adroits commerçants, ils sont des créateurs car ils savent, par de flatteuses transformations, accroître la valeur des objets qu’ils importent et qu’ils achètent ; ils en font des objets d’art qui s’accordent parfaitement avec l’esprit de leur temps. C’est là que réside l’originalité de leur travail, leur œuvre véritable. L’art des marchands-merciers parisiens est donc surtout de transformation. Ils adaptent les produits qu’ils importent; ils inventent de nouveaux moyens de les utiliser; ils encouragent en France même les ouvrages qui pourraient les remplacer à meilleur compte. Vendre des coffrets de laque, des porcelaines de Chine, des pierres curieuses et rares ne suffit pas à leur activité. (Illustration : Etiquette-facture de marchand-mercier) Ils savent plaire à leur clientèle en « présentant », à la mode française et selon le goût du jour, les produits exotiques. Non seulement les règlements leur donnent le droit de vendre les objets les plus divers, mais ils les autorisent à faire travailler bien des corps de métier, pourvu que ce soit dans le respect et sous le contrôle des statuts et des jurandes de ces diverses corporations. Aussi, dans le cloisonnement imposé par le système corporatif, les marchands merciers sont une exception ; ils sont les seuls à pouvoir coordonner le travail de divers métiers. II-LES STYLES DU XVIIIe SIECLE La plupart des termes utilisés aujourd’hui pour décrire les différents styles du XVIIIe siècle furent inventés au siècle suivant. En matière de décoration, les styles Régence, Louis XV et Louis XVI ne correspondent pas exactement aux règnes des différents souverains, même si leur usage s’est généralisé. Ce qu’on appelait à l’époque «rocaille», «goût pittoresque » ou « style moderne » est devenu le « rococo ». Le retour au classicisme, c’est-à- dire ce que l’on appelle le néo-classicisme, était alors connu sous les termes de « goût grec », « goût étrusque » ou « goût arabesque ». Le style Régence (vers 1710-1735) : la naissance du Rococo Le style dit Régence se dessine vers 1700, soit quinze ans avant la mort de Louis XIV ; il se prolonge jusqu’en 1730 environ, parfois très au-delà comme en témoignent certains meubles typiquement Régence d’estampille (marque appliquée sur le meuble à l’aide d’un fer imposée par les statuts de la communauté des menuisiers-ébénistes de 1743). Parmi les artistes qui ont le plus contribué à la formation de ce style figure en tout premier lieu 10 l’architecte Robert de Cotte (1656-1735), qui, dans la décoration intérieure du Palais-Royal aménagé pour le Régent lui-même, assure une liaison harmonieuse entre les styles Louis XIV et l’art nouveau. Contribuent également à son élaboration, le peintre décorateur Jean Bérain (1638-1711), Claude Audran (1658-1734), Claude Gillot (1673-1722), et Bernard Toro (1672-1731), un méridional, qui introduisent dans le répertoire ornemental avec leurs grotesques et leurs figures de fantaisie, une source d’inspiration en grande partie redevable à l’influence italienne. Ajoutons à ces noms, celui de l’architecte et ornemaniste Gilles-Marie Oppenordt (1672-1742) qui marque de son empreinte le décor intérieur, et prépare l’épanouissement du style rocaille. Le style Régence est essentiellement un style de transition et c’est la rencontre des caractéristiques de la période précédente et de la période suivante qui permet de le définir. Il se situe ente deux conceptions diamétralement opposées ; il garde les structures pompeuses, solennelles, propres au style Louis XIV et il se pare des grâces qui aboutiront au style Louis XV. Cette dualité se traduit par des formules variées qui évoluent d’une sévérité encore très apparente vers une souplesse et une liberté d’expression qui, vers 1730, abandonneront toute ligne droite. La symétrie est cependant la loi quasi absolue du style Régence. Issus du répertoire Louis XIV, les motifs décoratifs de la Régence restent plus fragmentés. La coquille est l’élément décoratif le plus typique de ce style. La Régence privilégie les motifs naturels, exotiques et étranges, comme des coquillages, des rocailles, des singes en costume chinois et des dragons qui sont utilisés dans des arabesques ressemblant à celles de Berain et produisent un répertoire ornemental qui est utilisé sous forme de sculpture dans tous les domaines des arts décoratifs : le mobilier, l’orfèvrerie, en particulier. Le style « Louis XV », « Rocaille », « Moderne ou rococo » : vers 1730-vers 1765. Tout ce que le style Régence portait en lui de vitalité, d’exubérance encore contenues et disciplinées, le règne de Louis XV va l’exploiter, le pousser parfois au paroxysme et souvent à la perfection. Le style Louis XV parvient à sa pleine maturité dans les années 1730. Il s’identifie totalement à la courbe, sa caractéristique principale. L’omniprésence de la courbe, -en plan, en élévation, en coupe- donne naissance au galbe dont l’harmonie détermine pour une part importante la valeur d’un meuble ou d’un siège Louis XV. Les formes se tordent, s’incurvent, se courbent, deviennent elles-mêmes des ornements. Les motifs décoratifs –sculpture, marqueterie, bronzes- les accompagnent, les accentuent, en épousent les contours. 11 Apparue en puissance dans le style Régence, la rocaille se déchaîne vers 1730 sous l’impulsion des dessins des ornemanistes Just-Aurèle Meissonnier et Nicolas Pineau. Le mot rocaille, qui apparaît après 1730, implique le recours au monde minéral. Nombre de motifs rocaille font penser à des sortes de concrétion figées dans le bois ou le bronze. D’autres au contraire évoquent l’élément liquide. Le répertoire rocaille français atteint son apogée dans quelques consoles, dans quelques sièges, dans les bronzes de quelques meubles hors série. Une continuité dans le mouvement, un enchaînement harmonieux des divers éléments qui se balancent et se répondent, caractérisent ce style qui sait devenir exubérant sans être extravagant, luxuriant, sans tomber dans la surcharge. Bref l’une de ses qualités essentielles ...