Jérôme Bosch: LA TENTATION DE SAINT ANTOINE
Publié le 14/09/2014
Extrait du document
Non que Bosch ne décrive précisément les tentations. De gauche à droite se reconnaissent les épreuves qu'énumère la tradition. En haut, sur le volet de gauche, saint Antoine est transporté dans les airs par d'immondes chauves-souris accompagnées de poissons. Plus bas, sur le même volet, le voici incapable de marcher sans le soutien de compagnons dévoués. Sur le panneau central, à l'intérieur d'une ruine, il est mêlé de force à une messe blasphématoire. Sur le volet de droite, enfin, une jeune femme se montre à l'ermite dépouillée de ses vêtements, tandis que dans le bas, autour d'une table, sont réunis des personnages symboles de la gloutonnerie.
Or le saint triomphe de toutes ces tentations. Emporté dans les airs sur le dos des monstres, il prie; au milieu de la cérémonie blasphématoire, il fait le geste de bénir; poursuivi par la luxure et la gourmandise, il cherche refuge dans les textes sacrés.
«
Cette description , si elle rend com pte du thème
du tableau, n'en restitu e pas l'inquiétante étran
geté.
Plus que les diverses tentations, le specta
teur perçoit un grouillem ent d'ê tr es et de
choses innommables, fruits gigantesques, pois
sons démesurés, rats obèses de la taille d 'un
homme.
De s créat ures absurdes, faites d'une
tête et de jambes, courent partout.
Plusieurs
figures tiennent de l'hybride, mi-homme mi
animal, ou mi-objet mi-bête, amphore montée
sur pattes, oiseaux à la tête caparaçonnée.
Un
arbre doué de bras et d'u ne tête allaite un
enfant tou t en che vauchant une souris .
Alchimies, sorcelleries, hérésies
Ce tte fanta smago rie ne naît pas d'un esprit
halluciné ou mala de.
Plusieurs figures se prê
tent à une interprétation historique précise.
À cette ép oq ue-là, la tentation d'un saint
donne lieu , dans les Flandres, à des représenta
tions théâtrales, appelées •mys tères•, où sont
utilisés force déguisements propres à personrù
fier de façon aussi épouvantable que possible
les tourments et les tortur es infligés au p erson
nage central .
Bosch a vu ces mystères.
Artiste,
il est fort possible qu'on lui ait demandé son
concou r s, et q ue les déguisements qu'il a
conçus soient passés ensuite dans sa peinture.
À rega rder dans le détail ses créatures, on com
prend mieux leur origine .
En bas, sous un pont,
un prélat assez gras et laid, le corps à demi
immergé dans la boue, commente une lettre en
La Tentat i on de saint Antoi ne est
une peinture sur trois panneaux (tripty q ue) , haute de 131 cm et large de 206 cm (volets ouverts) , conser vée au mu sée national d 'Art anc i en de Lisbonne.
La tentation du saint est repr é sen tée sur la part ie interne du retable , tandi s que, refermés , les
volets montren t deux scènes de la montée au Calvaire de Jésus-Christ.
Peint par Bosch à une date incon
nue, sans doute à la fin d e sa
carrière , aux alentours de 1506 , le retable fut acheté par un Po r tugais qui , peu avant le m ilieu du xvr• siècle , se trouva it aux Pays -Bas .
Jérôme Bosch
Né vers 1453 , mort en 1516, Jérôme
Bosch a passé sa vie à Bois -le - Duc , dan s le Brabant , région écarté e des cou
rants picturau x novateurs , au xvr• siècle .
Petit -fils et fils de peintres , il s 'est formé dans la tradition flamande du xv- sièc le.
Mais ses peintures sont marquées surtout par une formidable originalité .
L' héri
tage flamand explique le support et la forme des peinture s de Bosc h : ce s ont
des huiles sur bois , et souven t des trip tyques , c'est-à-dire des peintures répar
ties s ur trois volets .
Le même héritage explique le goû t du peintre pour les détail s : ses tableaux sont faits pour être vus de prè s, scrutés avec attention .
Mais l'espace de Bosch est tout à fait personn el : les figures qu'il imagine sont disposées sur toute la hauteur de
compagnie d'un rat et d'un oiseau.
Une bête à
tête de volatile et oreilles de chien s'approche
du groupe pour lui porter une aut re lettre.
L 'é t
range animal est coiffé d'un entonnoir,
emblème des fous au Moyen Âge; il patine sur
la sur face glacée d u lac, d'une soli dité doute use.
L'ensemble paraît une allégorie de l'Église
vicieuse et t rompeuse - dénonciation à la
mode en ces temps qui précèdent la Réforme.
Ailleurs, des thèmes alchimiques se repèrent.
L 'œuf, symbole du creuset dans lequel on
tâche de transformer le vil métal en or, apparaît
sur le volet gauche et sur le volet central, où
une femme noire porte sur une assiette une
sorte de têtard qui lève un œuf au-dessus de sa
tête.
Le fruit rouge, l'arbre creux se réfèrent
aussi à l'alambic où s'opère le grand œ u vre.
Quant aux allusions à des êtres m aléfiques,
elles abondent.
Une sorcière parcourt le ciel,
montée sur un poi sson et en compagnie d 'un
homme : elle se rend au sabbat.
Dans le fond,
d'horribles et gigantesques libellules, anges
déchu s ou créatur es d'enfer, attisent les
braises d'un immense incendie et mettent à
bas le clocher d'une église.
Dictons et scènes de justice
D'autres éléments s'expliquent par des dicton s
prop res à la langue flamande du xvr siècle ou
exploitent des métaphores qui demeurent aisé
ment comp réhensibles.
Dans le volet de droite,
u n monstre au ventre pourvu d'oreilles , ou au
visage traité comme un ventre, est transpe rcé
par un coute a u : sim ple image de la gloutonne
rie punie.
Près de ce mons tre, l'une des figures
qui soutient la table a le pied dans une cruche :
un proverbe du temps nous apprend que c'est
le signe de ceux qui attachent trop de valeu r
aux plaisirs éphémères.
ses tableaux, sans que des considéra tions de réduction perspective préside nt à leur distribution .
De même , les couleurs que le peintre utilise sont originales :
nombre de ses œuvres reco urent à des cont rastes de lum ière qui préfigurent le ténébrisme du xvrr" siècle - la Tentation
de saint Antoine en est un exemple - tan dis que , ici et là, des effets d'un chroma tisme subtil sont expérimentés.
Enfin , les monstres qui peuplent les
tableaux de Bosch ont p eu d'équivalents dans la peinture du xv- siècle : ils s 'inspi rent de la tradition des enlumineurs qui , au Moyen Âge , peuplaient leurs
manuscrits de figures dite s «grotesques •>, et même , peut -être - selon l' historien
Jurgis Ba ltrusaï t is -, de représenta
tions de démons venues de l'Orient.
Quelques détails empruntent aux prati ques de
la justice à l'époque de Bosch.
Dans l'incendie,
au fond d u tableau, on aperçoit un gibe t.
Sur
le panneau du centre, un homme nu, affublé
d'un voile de religieuse , les bras écartés pour
tenir un sab re dont la lame lui ensang lant e la
main gauche, est suspendu à une branche,
dans un panier, au-dessus du lac.
Tel était, au
XVI' siècle, le châtime n t des ribau d s coupa bles
de jouer de 11 argent aux dés.
Pour se libérer,
ceux-ci devaient trancher eux-mêmes la corde
retenant le panie r, et ils se ridiculisaient alors
en pataugeant dans la boue.
L e cortège qui s'ap proche de la ruine d u centre
est mené par un mendiant éclo p é e t par un
musicien.
Pauvre hère, poète? Figu res sus
pectes plutôt.
Au XVI' siècle, les musiciens
étaie nt con si dérés comme des vaurie n s qui
prenaient prétexte de la musique pour piller
les bonnes gens : Bosch place p lu sieurs d 'ent re
eux en enfer, dans une autre de ses pein tures
célèbres, le jardin des délices (Ma drid , musée du
Prado).
Les mendiants, d e même, inspi raient
plus de méfiance que de compassio n .
En arrière des deux hommes, avance un cor
tège d e monstres.
Le premier d 'entre eux se
dissimule dans un arbre creux dont une
branche porte un chapeau de feu tre orné
d '
une p lum e, emblè m e d u bailli, c'es t-à-d ire
de l'officier de justice.
Derrière lui, les autres
portent une roue de bois hissée en haut d' une
perche : les restes d'un corps huma in supp li
cié y demeurent, et le corps d'un cochon poi
gnardé y est suspendu - or, au tem ps de
Bosch, on ju g e ait et l'on exécu tait les animau x
soupçonnés de quelque faute.
Contrairement
aux appar ences, le pein tre invente peu : il dis
pose selon l'ordre de sa fantaisie scènes
réelles et allusions aux mœurs du temps..
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