JAN VERMEER
Publié le 05/02/2019
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À la même époque, dans Dame écrivant et sa servante (1670), ce lien de complicité est rompu - et le fossé social clairement souligné ; cette cassure est renforcée par une modification de facture : Vermeer abandonne la lumière mordorée pour une ambiance plus froide, où les objets acquièrent des arêtes tranchantes.
Constamment présent dans l’œuvre, le thème de la musique semble devenir exclusif dans les dernières années de la carrière du peintre. Les atmosphères et les physionomies ont perdu de leur moelleux. Dans les deux Dame au virginal (debout, 1672-1673; assise, 1675), les regards se sont faits hardis, les vêtements et les intérieurs ont gagné une opulence presque aggressive, le jeu des mains sur le clavier s’est interrompu. Le charme initial a disparu et les œuvres distillent à présent une gênante sensation d’harmonie brisée. À quoi est dü ce sensible affadissement du style? Certes, le peintre est dans la dernière année de son existence, et sa santé s’est affaiblie. Certes, sa maigre aisance financière a totalement sombré. On peut imaginer que, manquant de ressources, le peintre a accepté des commandes qui ne l’enthousiasmaient pas. Ces œuvres qui traduisent la richesse et la satisfaction sociale d’une certaine classe bourgeoise illustreraient alors davantage le lourd orgueil du commanditaire que la spontanéité passée du peintre.
En 1937, un peintre en mal de renommée, Han Van Meegeren, décide de peindre des faux Vermeer, afin d’accéder à la notoriété que la médiocrité de sa propre peinture lui dénie. Il présente donc à A. Bredius, critique d’art et directeur du Mauritshuis de La Haye, un Repas d’Emmaûs, qu’il dit être de Vermeer. Après expertise, Bredius conclut à l’authenticité. Il fait acheter l’œuvre par l’État pour plus de 1,5 million de florins. En 1938, le tableau devient le clou d'une exposition réunissant plusieurs centaines de chefs-d’œuvre de l’art hollandais.
En quelques années, six Vermeer surgissent ainsi sur le marché : Repas d’Emmaûs, Bénédiction de Jacob, Buste du Rédempteur, Cène, Christ à la femme adultère et Lavement des pieds. Cette floraison semble douteuse à certains, mais c’est alors la guerre, et les questions sont remises à plus tard. En 1945 éclate l’«affaire Van Meegeren». Le faussaire est alors jugé pour collaboration: il aurait vendu un Vermeer au maréchal Göring. Pour se défendre, l’accusé dévoile la supercherie. Il n’a pas collaboré, puisque loin d’avoir vendu une pièce du patrimoine néerlandais, il a roulé l’ennemi en lui «fourguant» un faux Vermeer. Pour confirmer ses dires, Van Meegeren ouvre son atelier: on y retrouve deux faux Vermeer encore inachevés, ses pinceaux confectionnés à l’image de ceux des peintres du xviie siècle,
d'amour (1669-1670) et Dame écrivant et sa servante (1670). Dans La Lettre d’amour (1669-1670), Vermeer intègre dans une ambiance domestique une composition qu’il n’avait utilisée jusqu’ici que pour des scènes extérieures: il construit sa toile avec un premier plan ouvert sur une échappée. Mais ici l’audace consiste à placer le vrai sujet de l’œuvre dans l’échappée. Cette
des pigments spécialement conçus pour tromper les enquêteurs et la technique de Van Meegeren : racler d’authentiques toiles du xvii8 siècle et repeindre dessus en respectant craquelures et défauts. Pour mieux convaincre ses juges, il réalise devant témoins un faux Vermeer (Jésus parmi les docteurs). Il est condamné pour falsification, quelques mois avant de s’éteindre.
Si l'affaire des faux Vermeer a apporté la célébrité à Van Meegeren, elle a jeté un temps le discrédit sur le milieu des historiens de l’art. Certains critiques, ne supportant pas d’avoir été bernés, accusèrent les experts d’avoir travesti les résultats de leurs études, pour les discréditer. Il semble aujourd’hui impensable que tant de spécialistes se soient laissé confondre par des œuvres si différentes des Vermeer authentiques. Or, ils sont pratiquement eux-mêmes responsables de l'affaire. Redécouvrant Vermeer après plus de deux siècles d’oubli, ils veulent à tout prix reconstituer un corpus de ses œuvres le plus fourni possible. Persuadés que Vermeer a reçu une formation à Utrecht, que le peu d'œuvres retrouvées ne peut constituer l’ensemble de sa production, et qu’il ne peut avoir peint seulement trois toiles à sujets religieux, ils ont ouvert toute grande une voie dans laquelle l’esprit quelque peu torturé de Van Meegeren s’est engouffré.
«
Jan
Vermeer
i Christ chez Marthe et Marle (1655).
Cet
a épisode
biblique est pour Venneer l'occasion
de soulever un important point de doctrine:
le salut s'obtient-il par l'action (catholiques) ou
par la contemplation (protestants)? Il ne tranche
pas.
Marthe et Marie sont traitées avec égalité.
de la peinture.
Quant à l'Allégorie de la foi
(1671-1674), elle affirme encore cette primauté
dont l'idée vient d'Italie - confirmant l'attache
ment du peintre à des préceptes vraisemblable
ment reçus durant sa formation.
Vermeer peintre de son temps
Jusque vers 1656, ses œuvres ne semblent pas
suivre le goût de son époque.
De cette observa
tion, les historiens d'art redécouvrant Vermeer au
XX" siècle tirent la conclusion que le peintre tra
vaille en marge du milieu pictural ambiant.
Or,
de 1656 à 1663-1664, la diversité nouvelle des
sujets de Vermeer montre une adoption des
thèmes alors très courants dans la peinture hol
landaise de l'époque.
Beaucoup des tableaux du
peintre ont un écho chez ses contemporains,
Dirck Van Baburen (v: 1595-1624), Esaias Van de
Velde (v.
1590 -1630) ou Pieter de Hooch
(1629-v.1684), par exemple.
Ces liens sont évi
dents dans les deux séries de scènes que Ver
meer réalise avant 1660: scènes de séduction
d'une part, paysages d'autre part.
Dans les scènes
de séduction, les personnages sont réunis autour
d'un verre de vin: par exemple dans l'Entremet
teuse (1656) -sujet largement illustré, jusque par
Rembrandt, et où l'on a parfois voulu voir une
illustration de la parabole chrétienne du fils pro
digue -Le verre de vin (1658-1660) et Jeune fille
au verre de vin (1659-1660).
Ces trois œuvres affi
chent clairement une ambiance galante, mais la
grivoiserie des attitudes des hommes et des sou
rires enivrés des femmes n'est pas le vrai sujet du
tableau.
Le peintre s'y fait moins complaisant que
moralisateur.
Ainsi dans la Jeune fille au verre de
vin, le vitrail de la fenêtre décoré d'une figure de
la Tempérance fait du tableau une condamnation
de la débauche et une invite à une vie modérée.
Pour ses deux paysages, Vermeer, sans renon
cer à sa spécificité, reste proche de ses contem
porains.
Ainsi, dans la Ruelle (1657-1658), il
inverse la composition coutumière: chez Pieter
de Hooch par exemple, la vue était prise depuis une
courette avec une échappée vers la rue exté
rieure.
Chez Vermeer l'échappée conduit l'œil
vers l'intimité de la maison et non le contraire.
Quant à la vue de Delft (1660-1661), elle prouve
que Vermeer n'hésitait pas, lorsque cela lui était
utile, à recomposer la réalité.
Bien que, dans le
Delft actuel, le panorama peint par Vermeer soit
encore tout à fait reconnaissable, on s'aperçoit
que le peintre l'a légèrement transformé: il a
accentué les horizontales, écarté les verticales
afin de donner à son paysage un plus grand équi
libre.
Ce n'est plus Delft, mais une vision idéale
de la ville que le peintre nous donne à contem
pler, sa propre vision peut-€tre puisqu'il y a men
tionné les clochers de deux églises, qui résument
sa vie: la Nieuwe Kerk à droite où il fut baptisé, et
l'Oude Kerk à gauche où il s'est converti et marié
-e t où il sera enterré.
La musique et le silence
Dans la même décennie, Vermeer prouve encore
que sa personnalité n'est pas indistinctement
soumise aux conventions de son temps.
Ainsi, la
Leçon de musique (1662-1664) montre des raffi
nements de composition inconnus ailleurs à
l'époque.
Il instaure une perspective profonde,
rigoureusement creusée par le dallage diagonal,
régulièrement scandée par les obstacles (table,
chaise, viole) qui sont autant de relais naturels
pour que l'œil pénètr e dan s le tableau.
Et cet espace renvoie au sujet même de l'œuvre.
Les motifs du sol forment comme le schéma
d'une portée musicale, tandis que les objets colo
rés miment les accords mineurs qui viennent
enrichir la mélodie.
i
L'étonnante manière de Vermeer s'apparente
a parfois au procédé • photographique.
moderne.
Dans la Dentellière (1669-1670), le flou
voulu des fils au premier plan est le même que
si la mise au point avait été faite sur le visage.
À l'inverse, le peintre est capable du plus grand
dépouillement et la célèbre Laitière (1658-1660),
savamment découpée par un cerne lumineux,
est véritablement une moderne icône: sa solenni
té extrême, son recueillement transcendent
l'humilité du geste quotidien en une intemporali
té digne de celle des madones byzantines magni
fiées par leur fond d'or.
Le mur nu, la lumière
enveloppante, le visage dérobé sont les précur
seurs des motifs qui entrent ces années-là dans
l'œuvre du peintre.
La femme et la lumière
Parmi ces motifs, la femme est le plus privilégié.
Et on a supposé que la figure féminine sans cesse
récurrente dans l'œuvre était celle de Catharina
Bolnes, la femme du peintre.
Il est tentant, en
effet, de voir dans les œuvres d'un peintre les
indices d'une vie privée restée si méconnue.
D'autant que les fréquentes citations de certains
détails ne font que renforcer cette supposition.
Le
dallage noir et blanc, la fenêtre à petits carreaux
toujours située à gauche, le tapis à motifs colorés
bleus et rouges, la chaise bleue au dossier orné
de têtes de lion, l'aiguière en faïence à couvercle
d'étain, la veste d'intérieur jaune bordée d'hermi
ne, les tableaux accrochés au murs (et dont cer
tains, identifiés, appartenaient à Maria Thin, la
belle-mère de l'artiste) laissent supposer que.
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