Beauté et laideur : histoire et anthropologie de la forme humaine
Publié le 09/11/2013
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VÉRONIQUE NAHOUM-GRAPPE Beauté et laideur : histoire et anthropologie de la forme humaine. « SI TOUS CEUX QUI ne sont pas beaux se levaient de bon matin, cela vaudrait mieux pour les yeux des gens. » (1) Le sommeil enlaidit les laids : « Si c'était la nuit, il n'y aurait rien à redire ; alors les gens ne peuvent apercevoir votre figure, ils sont d'ailleurs tous couchés, on n'a donc pas besoin de rester sur pied de crainte qu'ils ne vous trouvent laid en vous voyant dormir... » (2). Sei Shonagon est sensible à cet effet de laideur que produit sur un visage l'abandon de la conscience de soi. Parmi « les choses désolantes », elle cite, dans ses Notes de chevet, la scène suivante : « Un vieux couple, qui a sans doute de nombreux enfants qui se traînent sur le sol, fait la sieste. Même si les enfants des deux vieillards sont les seuls qui les voient, c'est pour eux un spectacle forcément pénible. » (3) S'ils dorment, ils sont encore plus vieux, plus laids, même pour un regard d'enfant. Malgré l'étrangeté dans le temps et l'espace des Notes de chevet, à savoir la société de cour japonaise du XIe siècle, et en dépit des contresens que cette étrangeté ne manquera pas de nous faire faire, nous retenons l'information esthétique énoncée ici : l'effet du sommeil sur le visage. Sans la protection de la conscience vigile de soi, les formes du visage ne se défendent plus contre elles-mêmes, leur laideur éventuelle, leur âge. Le sommeil rend irregardable les laids. On peut aussi penser à cette surface terrifiante offerte aux yeux de Rilke au détour d'une route : le visage de la femme était resté enfoui dans ses mains, alors qu'elle avait levé trop précipitamment sa tête. (4) Véronique NahoumGrappe travaille à l'E.H.E.S.S. dans le Centre de Recherches Historiques. Depuis quelques années, ses recherches l'orientent vers un domaine qu'elle appelle « l'esthétique ordinaire ». Le goût, les préférences sociales, concernant des objets non « artistiques », l'alimentation, la beauté et la laideur corporelles, l'histoire CHIMERES 1 VÉRONIQUE NAHOUM-GRAPPE En revanche, le sommeil de l'enfant, d'une belle dormant au bois, d'un héros magnifique et épuisé, est un masque de beauté. Le visage des beaux qui dorment ! Les parenthèses convexes des paupières closes, les pommettes en suspension sous une pluie de boucles, l'imprécision parfaite des sourires à venir, prisonniers encore d'un souffle presque inaudible, d'une buée... Le sommeil rend sacrée la surface du beau visage : il en fait un espace précieux et terrible, trop matinal : « Un premier énoncé absolument matinal des visages et des lignes n'est jamais possible. » (5) Qu'est-ce que la « Beauté », la « Laideur » de la figure humaine, du visage humain, malgré les impossibles énoncés des premières ou dernières heures ? Quelle est la spécificité de ce spectacle, par rapport à celle d'un ciel étoilé ou bien celle de la surface d'un marbre rare ? Ou même par rapport à celui des objets « d'art », toile peinte ou rampe d'escalier ? Voilà la question autour de laquelle nous allons tourner ici. - Il faut préciser que « Beauté » et « Laideur » sont ici entendus comme dans la rue, sur la place publique, avec leurs sens trop évidents et communs de « belle femme », de « sale gueule », etc. ; nous n'étudions pas ici l'usage sophistiqué, paradoxal, et minoritaire, qui trouve « beau » une blessure sanglante, le ventre d'un poisson mort, etc., entre autres objets « sublimes » ! « Que signifie cela ? se demandait involontairement le peintre. C'est cependant la nature, la nature vivante ! D'où vient cet étrange et pénible sentiment ? L'imitation servile et exacte de la nature serait-elle servile en elle-même et raisonnerait-elle comme un cri aigu ? discordant ? Ou bien faut-il croire que si l'on traite son sujet avec indifférence, si l'on ne sympathise pas avec lui il apparaît nécessairement dans son affreuse réalité, non éclairée par une pensée indicible mais cachée au fond de tout, il apparaît dans cette réalité que découvre celui qui désirant comprendre la beauté de l'être humain s'arme d'un bistouri et dissèque un corps pour se trouver en face de l'horreur de l'être humain. » (6) du vin et de l'ivresse. Sa thèse sur Beauté/Laideur, l'esthétique du corps en question (un essai d'histoire et d'anthropologie) paraîtra cette année chez Payot. En 88 également, chez Bordas, un texte sur « L'histoire et l'anthropologie du Boire » (France XVIe-XVIIIe siècles) paraîtra dans l'ouvrage collectif De l'ivresse à l'alcoolisme, ethnopsychiatrie d'un comportement en collaboration avec C. Levotifram et M. Matelin. 1. et 2. Sei Shonagon, Notes de chevet, Gallimard, 1986, p. 280. 3. id., p. 45. 4. R. M. Rilke, Les cahiers de M. L. Brigge, 1904. 5. M. Foucault, « Distance, aspects, origine », in Critique, nov. 1963, n° 198, p. 940. 6. Gogol, Le Portrait. CHIMERES 2 Beauté et laideur : histoire et anthropologie de la forme humaine. Ce texte de Gogol renvoie la surface aimantée à son fond objectif, la beauté désirée à ce qu'elle est « en vrai », c'est-àdire « en dessous », sous la peau : l'horreur. La laideur est du côté du corps « vrai », présent et pesant ici ou là. Laideur d'autant plus « laide » que cette pesanteur organique déborde hors de la conscience de soi, dans le sommeil, ou l'absence démente, et sous les lumières crues d'analyses qui cherchent la « vérité » de cet organisme en le décomposant. La laideur est du côté de ce qui reste sur le marbre quand la conscience de soi ou l'empathie d'un regard aimant ont abandonné la forme humaine. Cet excès résiduel de matières organiques semble plus réel que la surface animée des formes en éveil. Cet éveil embellit le lait ; mais cette première beauté est déjà plus provisoire, plus imagée, plus risquée que la boue abandonnée de la pure matière organique. La Beauté se trouve à la surface du corps réveillé, mêlée à cette irréalité miroitante, qui, entre le regard qui la fait être et l'intention qui la présente, donne forme à la figure humaine. L'esthétique de la figure humaine La Beauté des corps et des visages est la partie la plus visible et la moins pensée de la problématique esthétique au sens philosophique et iconographique du terme. La plus triviale aussi : la beauté sur cette plage, sur cette image, de la forme humaine n'est pas un concept. La ligne d'un profil pur, celle d'un bras moulé, sont autant d'événements esthétiques spécifiques dont l'efficace non verbale oriente sans cesse sur la scène sociale les vecteurs visuels : la belle garde les yeux levés ou baissés mais tous la fixent, sans pour autant que ce regard soit perçu comme l'exercice conscient d'une catégorie noble de l'entendement. Les contemplations de couchers de soleil, d'architectures anciennes, celles de tableaux dans un musée, etc., sont en revanche de plus en plus dignes d'être énoncées et pensées dans notre culture : une Esthétique savante posant la question du BEAU entre ici en scène comme domaine de recherche spécifique. (L'histoire complexe de son élaboration conceptuelle depuis la fin du Moyen Âge en Europe n'est pas notre objet ici.) CHIMERES 3 VÉRONIQUE NAHOUM-GRAPPE Pourtant le visage et le corps humain, intensément dévorés par une consommation visuelle lorsqu'ils sont perçus comme « beaux », ne sont pas seulement le premier objet trivial et quasi « vulgaire » de la perception ; ils sont de plus un objet esthétique spécifique, même si cette spécificité est masquée par l'effet de « vulgarité ». Le beau corps nu provoquera plus immédiatement les blagues des voyeurs que le souci scientifique de l'anthropologue. Pourtant la forme humaine n'est pas l'équivalent conceptuel d'un coucher de soleil ou d'une toile de maître, sur lesquels s'exercerait de façon homogène un noble « sentiment du beau ». Cette « jolie fille » ici, ce « bel homme » là, sont un spectacle esthétique à définir, non pas seulement du point de vue de leurs « canons » de beauté mais aussi du point de vue de l'« éblouissement » du regard perceptif qui les fixe : 7. Les Carnets de Léonard de Vinci, Gallimard, 1987, T. I, p. 70. 8. id., T. I., p. 104. 9. S. Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, NRF, 1923, p. 115. Première spécificité : La beauté corporelle met en jeu une problématique du désir qui vient inscrire ici sa tension. « L'amant est attiré par l'objet aimé, comme le sens par ce qu'il perçoit ; ils s'unissent et ne forment plus qu'un. L'oeuvre est la première chose qui naît de cette union. (7) Le « désir » ici en jeu est cette attirance double dont parle Vinci, et qui n'est pas l'acte sexuel « naturel » : « L'acte de la copulation et les membres qui y concourent son d'une hideur telle que, n'était la beauté des visages, les ornements des acteurs, et la retenue, la nature perdrait l'espèce humaine. » (8) La beauté sauve l'humain de la nature ici, comme l'éveil sauvait la laideur du pire plus haut. La sexualité n'est pas le désir, mais la beauté est leur premier objet commun. « L'oeil, zone érogène la plus éloignée de l'objet sexuel, joue un rôle particulièrement important dans les conditions où s'accomplira la conquête de cet objet, en transmettant la qualité spéciale d'excitation que nous donne le sentiment de la beauté. » (9) Plus les organes sexuels sont « laids », plus la beauté d'un cil ou d'une boucle est « belle » : le Freud des Trois Essais nous indique une des versions du paradigme Beauté humaine/nature humaine, dont l'une des faces est la polarisation d'un élément plus « faux », plus illusoire que l'autre. Le paradigme est commun à Freud et Léonard parce que sans doute il est constitutif de notre cul- CHIMERES 4 Beauté et laideur : histoire et anthropologie de la forme humaine. ture occidentale : la beauté du corps est du côté du factice du « déterminé », de l'humain fragile et « non naturel », du symptôme qui dénie la vérité fonctionnelle de ce même corps, à savoir l'acte sexuel inregardable. Dans un imaginaire du sujet tel qu'une « vulgate » psychanalytique le construit (en dehors des cercles savants et spécialisés), le « désir » est le vecteur déterminant, la beauté est sa chose. Les rapports entre beauté et désir ne sont pas « à égalité » : mais lorsque le Désir « s'éclate » sur un principe de réalité, dont une des meilleures images est sans doute celle d'un mur gris, la « beauté » était l'éclat lumineux qu'il visait sur ce mur, production aléatoire du désir ivre de conquête, projection dérisoire dont l'intensité n'a d'égale que la futilité. Lorsque le vecteur désirant se casse sur ledit mur, lorsque tout a fait naufrage, il reste un souvenir de l'éclat provisoire : la beauté d'une fossette par exemple, forme irréductible. La conquête ne résoud pas la question de la forme perçue avant d'être l'objet du désir. La question de l'éclat de beauté ne se résoud pas dans la lumière crue des projections désirantes, ni après dans l'annulation évanouie de sa présence provisoire. La fossette était là, avec son inimitable ponctuation. La perception esthétique est déjà en elle-même une étreinte mimée, une union du sens et de ce sur quoi il s'exerce. Lorsqu'il s'agit du beau corps de l'autre, le désir se réalise d'autant plus mimétiquement dans l'acte perceptif que le projet sexuel (laid) est pensable, mais les deux niveaux de la tension désirante ne se recouvrent pas. En deçà du but sexuel délibéré à la simple vue de l'autre, - la beauté est ce qui doit être « souillé », dit Bataille -, voir l'autre beau est déjà une possession réciproque. Ainsi : 1) la visibilité de la sexuation polarisée de l'espèce humaine est l'information spécifique qu'apporte l'esthétique du corps ; 2) la perception de la beauté corporelle est l'union mimétique de la différence mise en place par la visibilité esthétique. La perception du beau corps - masculin et féminin - identifie une différence au cours d'une expérience indépendante des niveaux de « culture », expérience qui contraint le sujet à l'évidence de la sexuation de l'espèce humaine. La beauté CHIMERES 5 VÉRONIQUE NAHOUM-GRAPPE corporelle inscrit une double tension désirante au coeur de l'acte perceptif. La fascination de la beauté alors est le mime suffisant de l'étreinte possible. - L'effet de beauté : un Acte fécond, une union créatrice, qui n'a rien à voir avec une « science du beau » ; « il faut, d'ailleurs, reconnaître que l'étude de la science du beau n'a pas encore produit un seul artiste. » (10) - Le « désir » ici en jeu n'est donc pas seulement orienté vers son but puisque l'effet de beauté dénie la stratégie désirante en la mimant dans l'acte perceptif. Par conséquent la spécificité esthétique de la forme humaine ne se réduit pas à la problématique du désir de possession, elle est plus exactement traversée par l'aventure d'un clivage, celui qui sépare en deux sexes l'espèce humaine. Une des fonctions de la beauté tend donc à renforcer les identités sexuelles, et à leur promettre l'union féconde (&laq...
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