1923: Quand, l’avant-garde choisit l’académisme LE RETOUR À L'ORDRE
Publié le 19/09/2018
Extrait du document
Oublier le cubisme
La plupart des avant-gardistes suivent une évolution identique. Matisse troque ses compositions vivement découpées et ses couleurs acides contre un métier plus conventionnel, impressionnisme décoratif et serein qui séduit largement les amateurs français et américains. Delaunay peint des portraits très ressemblants où rien ne rappelle ses abstractions circulaires de 1913. Femand Léger abandonne ses Contrastes de formes presque abstraits pour peindre les villes modernes, des natures mortes et jusqu'à des nus qu'il géométrise avec une retenue nouvelle. Juan Gris, adepte jusque-là du «cubisme intégral», peint des Pierrots et des natures mortes opulentes, et dessine les portraits de ses amis avec un classicisme digne d’Ingres. Georges Braque lui-même, quoique avec plus de réticence, modère son cubisme et rend aux objets leurs volumes et leurs apparences.
Quant à Picasso, il déconcerte ses admirateurs en exposant des portraits de style ingresque, plus proches de ses toiles de la période rose que des Demoiselles d'Avignon. Jouant de sa dextérité, s’appuyant sur l'éducation académique qu’il avait reçue en Espagne, il invente, dès 1919, un néoclassicisme déconcertant, parsemé de réminiscences antiques. Nues ou drapées, des figures monumentales ressuscitent la Grèce dans un décor de colonnes et de plages. Les critiques favorables avancent les noms de Poussin et d’Ingres — encore. D’autres, attachés au cubisme d’avant-guene, crient à la trahison. Picasso n'en a cure, qui, dans le secret de son atelier, peint tantôt dans un style, tantôt dans un autre, perfectionne parfois sa manière néoclassique et parfois se réfère à ses recherches cubistes les plus audacieuses.
Les plus fervents adeptes du «retour à l’ordre» — on dit aussi alors «retour à la figure» — se recrutent cependant parmi les «jeunes». André Lhote est leur porte-parole, Roger de La Fresnaye et Alfred Courmes, deux de leurs héros. C'est néanmoins à un artiste en marge
La Première Guerre mondiale achevée, fauves et cubistes préfèrent la tradition aux avant-gardes qu'ils avaient suscitées avant 1914.
«Raphaël, c'est le plus grand incompris. Raphaël seul est divin!» Ainsi s'exprime en 1920, dans une revue nommée l'Esprit nouveau, le peintre français le plus célèbre du moment, André Derain.
Renaissance ou retour?
De Derain, le poète Jean Cocteau écrit, dès 1919, que «les artistes de toutes les écoles jeunes, de toutes les coteries, se rapprochent pour (!') admirer» tandis qu’André Lhote, jeune peintre et chroniqueur de la Nouvelle Revue française, affirme que «la Renaissance proche a trouvé son premier artisan en Derain, le plus grand des peintres français vivants.»
«
natures mortes et portraits selon les règles du
réalisme; il s'est tenu à l'écart des •papie rs col
lés• et, à plus forte raison, des expériences d'un
Delaunay et d'un Kandinsky.
Aussi peut-il incar
ner, en 1919, le goût des traditions et le •retour à
l'ordre.,
qui n'est autre chose que le retour à
l'imitation
des formes, au trompe-l'œil, à la
perspective, au clair-obscur et au sentiment.
Telle est la •Renaissance • qu'annonce Lhote , et
qui triomphe dans les toiles qu'exécute alors
Derain, natures mortes inspirées de Zurbaran
et de Chardin, nus où le souvenir d e Renoir et
d'lngres se conjuguent, paysages riches en
réminiscences de Corot et grands portraits
savants qui renouent avec David et Ingres.
Oublier le cubisme
La plupart des avant-gardistes suivent une évo
lution identique.
Matisse troque ses composi
tions vivement découpé es et ses couleurs acides
con tre un métier plus conventionnel, impres
sionnisme décoratif et serein qui séduit large
ment les amateurs français et américains.
Delaunay peint des portraits très ressemblants
où rien ne rappelle ses abstractions circulaires de
1913.
Fernand Léger abandonne ses Contrastes
de formes presque abstraits pour peindre les villes
modernes, des natures mortes et jusqu'à des nus
qu'il géo métrise avec une retenue nouvelle.
Juan
Gris, adepte jusque-là du •cubisme intégral>,
peint des Pierrots et des natures mortes opu
lentes, et dessine les portraits de ses amis avec
un classicisme digne d'lngres.
Georges Braque
lui-même, quoique avec plus de réticence,
modère son cubisme et rend aux objets leurs
volume s et leurs apparences.
Quant à Picasso, il déconcerte ses admirateurs
en exposant des portraits de style ingresque,
plus proches de ses toiles de la période rose
que des Demoiselles d'Avignon.
Jouant de sa
dextérité, s'appuyant sur l'éducation acadé
mique qu'il avait reçue en Espagne, il invente,
dès 1919 , un néoclassicisme déconcertant, par
semé de réminiscences antiques.
Nues ou dra
pées, des figures monumenta les ressusc itent la
Grèce dans un décor de colonnes et de plages.
Les critiques favorables avancent les noms de
Poussin et d'Ingres - encore.
D'autres , atta
chés au cubisme d'avant-guerre, crient à la tra
hison.
Picasso n'en a cure, qui, dans le secre t
de son atelier, peint tantôt dans un style, tan
tôt dans un autre, per fec tionne parfois sa
manière néoclassique et parfois se réfère à ses
recherches cubistes les plus audacieuses.
Les plus fervents adeptes du •retour à l'ordre •
- on dit aussi alors •retour à la figure • - se
recrutent cependant parmi les •jeunes ».
André
Lhote est leur porte-parole , Roger de La
Fresnaye et Alfred Courmes, deux de leurs
héros.
C'est néanmoins à un artiste en marge
Autoportrait, Giorgio De Chin.co, 1920 (Munich, Galerie nationale d'Art moderne).
de tous les mouvements, solitaire et singulier,
Balthus, que revient le mérite de signer les
œuvres le,s plus abouties de cette révolution à
rebour s.
A la fin des années 1920, Balthus se
rend en Italie, à Arezzo, pour copie r les
fresques de Piero della Francesca.
En 1929, il
commence la Rue , composition énigmatique,
portrait d'une foule dans une rue de Paris.
En
1936, il achève la Montagne , vaste et décon
certant hommage à Courbet.
Il exécute la
même année un monumental Ponrait d'André
Derain , hommage ironique au peintre qui a
été à l'origine du mouvement dont Balthus est
devenu désormais le porte-enseigne.
Aujourd'hui encore, Balthazar Klossowski , dit
Balthus (âgé de 85 ans en 1993 ), continue à
peindre dans un style classique extrêmement
personnel, indifférent à l'apparent anachro
nisme de ses œuvres.
Un art moins élitiste
Si le •retour à !'ordre• se définit sans peine
comme un mouvement collectif essentiel de
l'entre-deux -guerres , il est moins aisé de
déterminer quelles causes ont décidé de sa
naissance.
Rai sons historiques et esthétiques
se mêlent et s'entrelacent.
Historiques d'abord : le •retour à l'ordre • se
développe sur fond de guerre.
Pendant quatre
années, la plupart des cubistes ont été mobilisés
sur le front, ont combattu et, pour certains, ont
été blessés, tel Roger de La Fresnaye qui meurt
en 1925 des suites d'un gazage.
Face au spec
tacle des tranchées , des bombardements et des
morts -1 356 000 morts du côté français et
quatre millions de blessés -1 nombre de
cubistes se sont convain cus que la peinture,
après un tel massacre, devait renoncer à ses
complications avant-gardistes , en revenir aux
grands suje ts et aux grands sentiments et se
rendre p lus accessib le.
L'art doit au&si, aux yeux
de ces artistes, être patriotique et défendre la
culture nationale.
Il lui faut suivre les exemples
du passé, ceux du grand siècle Oe XVII') et des
glorieuses époques néoclassiques de la
Révolution et de l'Empire.
Il n'est pas indiffé
rent que les modèles , que le •retour à l'ordre •
entend ressusciter , soient tous, sans exception,
des peintres français et que le cubisme soit sou
vent tenu pour une invention •boche•.
Le retour à l'ordre a aussi des raisons esthé
tiques.
Derain, le premier , en vient à redouter
qu'à force de se couper de la réalité, l'avant
garde ne s'enferme dans des considérations
purement formelles et techniques.
Le peintre,
et après lui ses •disciples •, entend éviter cet
enfermement, qui finirait en mutisme et en
impuissance .
Pour «dire• , il faut, croit-il, que
la peinture •mon tre» , et, pour qu'elle montre,
elle doit •représenter ..
Aussi les années 1920
sont-elles, pour les artistes qui restent fidèles
à l'abstraction, celles d'une terrible traversée
de la misère et de l'isolement...
De Chirico l'insaisissable
En Italie , le •retour à l'ordre» trouve son cham~
pion en G iorgio De Chirico.
ttrange itinéraire
que le sien : né en Grèce en 1888 , formé à
Munich puis à Milan, le peintre s'établit à Paris
en 1911 , où ses paysages urbains immobiles et
ses natures mortes incongrues lui valent
l'estime
et le soutie n du poète Guillaume
Ap ollinaire .
De Chirico invente alors une pein
ture dite •mé taphysique ., théâtre de l'absur
dité et de la mé lanco lie, qui influence très for
tement les prem iers surréalistes quand ils
découvrent les œuvres de l'artiste, en 1919.
Mais alors, ce dernier a déjà changé de style.
En
1920, il se réclame soudainement de Raphaël et
se donne pour modèle les maîtres italiens du
W siècle - les primitifs.
Autoportraits, por
traits et scènes •à l'antique• chassent peu à peu
de sa production les compositions mystérieuses
qui avaient fondé sa réputat i on.
Les surréa
listes , dépités , rompent avec lui bruyamment.
Ce mouvement d'hume ur affecte peu De
Chirico.Mais celui-ci, au contraire, persévère
dans son retour à la tradition des musées, copie
les Vénitiens comme il a copié d'abord les
Florentins et élève le pastiche et la citation à la
dignité de principe esthétique..
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