Alcools Guillaume APOLLINAIRE 1913
Voulant rassembler ses principaux poèmes jusqu’alors dispersés dans des revues, Apollinaire avait d’abord pensé au titre d’Eau-de-vie; il s’est arrêté, en 1912, à celui d'Alcools, qui rend plus fortement sa conception de la poésie exprimée justement cette année-là dans Vendémiaire : «Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers/Écoutez mes chants d’universelle ivrognerie. » Apollinaire semble avoir entendu l’invitation de Baudelaire : « Enivrez-vous » {Petits Poèmes en prose), et celle de Rimbaud : « Le poète se fait voyant... » {Poésies).
Ce sont les derniers poèmes qu’il venait d’écrire qui illustrent le plus directement son programme. Zone, au seuil du recueil, donne le ton : le poète s’y met en scène avec gouaille et lyrisme tout à la fois, refusant «le monde ancien» et cherchant la poésie dans l’excitation de la vie moderne; en vers libres d’allure prosaïque, il juxtapose d’une façon apparemment arbitraire des images saisies au hasard, des souvenirs et des divagations de sa fantaisie. De la même manière, le Voyageur semble le produit d’une course dans les rues de Paris. Cortège montre encore l’attention extralucide du poète aux signes du monde dont il attend la révélation de lui-même. Vendémiaire donne à cette vendange une ampleur cosmique sur laquelle s’achève le volume. Vendémiaire, notons-le, a été, en 1912, le premier poème publié sans ponctuation par Apollinaire, qui a étendu le procédé à toute son œuvre lors de l’impression d'Alcools.
En mêlant à ses poèmes les plus «modernistes» des œuvres anciennes d’inspiration différente, Apollinaire semble avoir voulu signifier que la poésie est toujours griserie. En vers réguliers, la série de pièces intitulées Rhénanes chante son séjour en Allemagne en 1901-1902 au cours duquel il a rencontré une jeune gouvernante anglaise, Annie Playden, qui devait lui inspirer un long amour douloureux. Dans Les Colchiques, l’image de ces fleurs s’associe subtilement à celle d’Annie Playden, et dans La Chanson du Mal-Aimé, écrite après leur rupture, la douleur lui inspire de savantes divagations lyriques. Un autre amour perdu, celui de Marie Laurencin, et un pont de Paris ont fait naître la plus connue de ses poésies, Le Pont Mirabeau : «Sous le pont Mirabeau coule la Seine/Et nos amours/Faut-il qu’il m’en souvienne».
Apollinaire pratique un lyrisme étroitement subjectif et juxtapose images, idées et allusions — souvent en vers libres seulement assonances — avec une parfaite indifférence au souci de clarté de la rhétorique classique. Cette rupture, sa façon de concevoir la poésie comme un excitant, son goût de la surprise, de la modernité, de l’ivresse verbale ont fait de lui un modèle pour la génération des surréalistes (cf. Breton, Aragon, Éluard, etc.), tandis que son sens des émotions simples et de la musique secrète de l’âme lui assure une place de choix dans la tradition lyrique française.