Publié sans autorisation en 1707, le Projet d’une dîme royale de Vauban est immédiatement interdit par le régime absolutiste de Louis XIV. Pour avoir pris conscience de la misère grandissante du royaume, le maréchal de France — initiateur du système de fortifications du pays — y prône l’instauration d’un impôt général, payé par tous. Ce texte est le projet d'un « fiscaliste moderne «, la dîme qu'il propose de prélever consistant en un impôt proportionnel au revenu assis sur l'ensemble des revenus — tant sur « les fruits de la terre «, d'une part, que sur ce qui compose « le revenu des hommes «. Un tel projet ne pouvait que susciter l'hostilité de la noblesse et du clergé qui échappaient alors à toute contribution régulière aux charges publiques, hostilité qui entraînera la disgrâce de Vauban.
Projet d'une dîme royale de Vauban
[...] La vie errante que je mene depuis quarante ans et plus, m’ayant donné occasion de voir et visiter plusieurs fois, et de plusieurs façons, la plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul avec mes domestiques, et tantôt en compagnie de quelques ingénieurs ; j’ay souvent eu occasion de donner carriere à mes réflexions, et de remarquer le bon et le mauvais des païs ; d’en examiner l’état et la situation, et celuy des peuples, dont la pauvreté ayant souvent excité ma compassion, m’a donné lieu d’en rechercher la cause. Ce qu’ayant fait avec beaucoup de soin, j’ay trouvé qu’elle répondoit parfaitement à ce qu’en a écrit l’auteur du détail de la France, qui a dévelopé et mis au jour fort naturellement les abus et mal-façons qui se pratiquent dans l’imposition et la levée des tailles, des aydes et des doüanes provinciales. Il seroit à souhaiter qu’il en eût autant fait des affaires extraordinaires, de la capitation, et du prodigieux nombre d’exempts qu’il y a presentement dans le royaume, qui ne luy ont guéres moins causé de mal, que les trois autres, qu’il nous a si bien dépeints. Il est certain que ce mal est poussé à l’excés, et que si on n’y remedie, le menu peuple tombera dans une extrêmité dont il ne se relevera jamais ; les grands chemins de la campagne, et les ruës des villes et des bourgs étans pleins de mandians, que la faim et la nudité chassent de chez eux. [...] Les causes de la misere des peuples de cet état sont assez connuës, je ne laisse pas néanmoins d’en representer en gros les principales ; mais il importe beaucoup de chercher un moyen solide qui arrête ce desordre, pendant que nous jouïssons d’une paix, dont les apparences nous promettent une longue durée.
Bien que je n’aye aucune mission pour chercher ce moyen, et que je sois peut-être l’homme du royaume le moins pourvû des qualitez necessaires à le trouver ; je n’ay pas laissé d’y travailler, persuadé qu’il n’y a rien dont une vive et longue application ne puisse venir à bout.
J’ay donc premierement examiné la taille dans son principe et dans son origine ; je l’ay suivie dans sa pratique, dans son état d’innocence, et dans sa corruption ; et aprés en avoir découvert les desordres, j’ay cherché s’il n’y auroit pas moyen de la remettre dans la pureté de son ancien établissement, en luy ôtant les défauts et abus qui s’y sont introduits par la maniere arbitraire de l’imposer, qui l’ont renduë si odieuse.
J’ay trouvé que dés le temps de Charles VII on avoit pris toutes les précautions qui avoient parû necessaires pour prévenir les abus qui pourroient s’y glisser dans les suites, et que ces précautions ont été bonnes, ou du moins que le mal n’a été que peu sensible, tant que le fardeau a été leger, et que d’autres impositions n’ont point augmenté les charges ; mais dés qu’elles ont commencé à se faire un peu trop sentir, tout le monde a fait ce qu’il a pû pour les éviter ; ce qui ayant donné lieu au desordre, et à la mauvaise foy de s’entroduire dans le détail de la taille, elle est devenuë arbitraire, corruptible, et en toute maniere accablante à un point qui ne se peut exprimer. [...] Il arrive la même chose dans le systême des vingtiémes et centiémes qui réüssissent assez bien dans les Païs-Bas ; parce que le païs étant plat, il ne s’y trouve que trois ou quatre differences au plus dans les estimations. Mais dans les païs bossillez, par exemple, dans le mien frontiere de Morvand païs montagneux, faisant partie de la Bourgogne et du Nivernois, presque par tout mauvais [...] Ce qui fait voir, qu’outre les erreurs ausquelles la taille réelle est sujette, aussi-bien que les vingtiémes et centiémes, elle seroit encore d’une discussion dont on ne verroit jamais la fin, s’il faloit l’étendre par toute la France. Il en est de même des repartitions qui se font par feux ou foüages, comme en Bretagne, Provence et Dauphiné, où quelque soin qu’on ait pris de les bien égaler, la suite des temps les a dérangez et disproportionnez comme les autres.
Il y a des païs où l’on met toutes les impositions sur les denrées qui s’y consomment, même sur le pain, le vin, et les viandes ; mais cela en rend les consommations plus cheres, et par consequent plus rares. En un mot, cette methode nuit à la subsistance et nourriture des hommes, et au commerce, et ne peut satisfaire aux besoins extraordinaires d’un état, parce qu’on ne peut pas la pousser assez loin. D’autres ont pensé à tout mettre sur le sel ; mais cela le rendroit si cher, qu’il faudroit tout forcer pour obliger le menu peuple à s’en servir. Outre que ce qu’on en tireroit ne pourroit jamais satisfaire aux deux tiers des besoins communs de l’état, loin de pouvoir suffire aux extraordinaires. Sur quoy il est à remarquer, que les gens qui ont fait de telles propositions, se sont lourdement trompez sur le nombre des peuples, qu’ils ont estimé de moitié plus grand qu’il n’est en effet. Tous ces moyens étant défectueux, il en faut chercher d’autres qui soient exempts de tous les défauts qui leur sont imputez, et qui puissent en avoir toutes les bonnes qualitez, et même celles qui leur manquent.
Ces moyens sont tous trouvez ; ce sera la dixme royale, si le roy l’a pour agréable, prise proportionellement sur tout ce qui porte revenu. Ce systême n’est pas nouveau, il y a plus de trois mil ans que l’écriture sainte en a parlé, et l’histoire profane nous apprend que les plus grands états s’en sont heureusement servis. Les empereurs grecs et romains l’ont employé ; nos rois de la premiere et seconde race l’ont fait aussi, et beaucoup d’autres s’en servent encore en plusieurs parties du monde, au grand bien de leur païs. [...] En effet, l’établissement de la dixme royale imposée sur tous les fruits de la terre, d’une part, et sur tout ce qui fait du revenu aux hommes, de l’autre ; me paroît le moyen le mieux proportionné de tous : parce que l’une suit toûjours son heritage qui rend à proportion de sa fertilité, et que l’autre se conforme au revenu notoire et non contesté. C’est le systême le moins susceptible de corruption de tous, parce qu’il n’est soûmis qu’à son tarif, et nullement à l’arbitrage des hommes. La dixme ecclesiastique que nous considerons comme le modéle de celle-cy, ne fait aucun procés, elle n’excite aucune plainte ; et depuis qu’elle est établie, nous n’apprenons pas qu’il s’y soit fait aucune corruption ; aussi n’a-t-elle pas eu besoin d’être corrigée. C’est celuy de tous les revenus qui employe le moins de gens à sa perception, qui cause le moins de frais, et qui s’execute avec le plus de facilité et de douceur. C’est celuy qui fait le moins de non-valeur, ou pour mieux dire, qui n’en fait point du tout. Les dixmeurs se payent toûjours comptant de ce qui se trouve sur le champ, dont on ne peut rien lever qu’ils n’ayent pris leur droit. Et pour ce qui est des autres revenus differens des fruits de la terre, dont on propose aussi la dixme, le roy pourra se payer de la plus grande partie par ses receveurs ; et le reste une fois reglé, ne souffrira aucune difficulté. C’est la plus simple et la moins incommode de toutes les impositions, parce que quand son tarif sera une fois arrêté, il n’y aura qu’à le faire publier au prône des paroisses, et le faire afficher aux portes des églises : chacun sçaura à quoy s’en tenir, sans qu’il puisse y avoir lieu de se plaindre que son voisin l’a trop chargé. C’est la maniere de lever les deniers royaux la plus pacifique de toutes, et qui excitera le moins de bruit et de haine parmy les peuples, personne ne pouvant avoir lieu de se plaindre de ce qu’il aura ou devra payer, parce qu’il sera toûjours proportionné à son revenu. Elle ne mettroit aucune borne à l’autorité royale qui sera toûjours la même ; au contraire, elle rendra le roy tout-à-fait indépendant non seulement de son clergé, mais encore de tous les païs d’états, à qui il ne sera plus obligé de faire aucune demande : parce que la dixme royale dixmant par préference sur tous les revenus, suppléera à toutes ces demandes ; et le roy n’aura qu’à en hausser ou baisser le tarif selon les besoins de l’état. C’est encore un avantage incomparable de cette dixme, de pouvoir être haussée et baissée sans peine et sans le moindre embarras ; car il n’y aura qu’à faire un tarif nouveau pour l’année suivante ou courante, qui sera affiché comme il est dit cy-devant. Le roy ne dépendroit plus des traitans, il n’auroit plus besoin d’eux, ni d’établir aucun impost extraordinaire, de quelque nature qu’il puisse être ; ni de faire jamais aucun emprunt, parce qu’il trouveroit dans l’établissement de cette dixme [...] de quoy subvenir à toutes les necessitez extraordinaires qui pourroient arriver à l’état. Elle ne feroit aucun tort à ceux qui ont des charges d’ancienne ou de nouvelle création dont l’état n’aura plus besoin, puis qu’en payant les gages et les interêts jusqu’à remboursement de finances, les proprietaires qui n’auront rien ou peu de chose à faire, n’auront aucun sujet de se plaindre. Ajoûtons à ce que dessus, que la dixme royale [...] sera le plus assuré, comme le plus abondant moyen qu’on puisse imaginer pour l’acquit des dettes de la couronne. L’établissement de la dixme royale assureroit les revenus du roy sur les biens certains et réels qui ne pourront jamais luy manquer. Ce seroit une rente fonciere suffisante sur tous les biens du royaume, la plus belle, la plus noble, et la plus assurée qui fût jamais. Comme il n’y a rien de plus vray que tous ces attributs de la dixme royale, ni rien plus certain que tous les défauts qui sont imputez aux autres systêmes ; je ne voy point de raison qui puisse détourner sa majesté d’employer celuy-cy par préference à tous autres, puis qu’il les surpasse infiniment par son abondance, par sa simplicité, par la justesse de sa proportion, et par son incorruptibilité. [...]
Je me sens encore obligé d’honneur et de conscience, de representer à sa majesté, qu’il m’a parû que de tout temps, on n’avoit pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple, et qu’on en avoit fait trop peu de cas ; aussi c’est la partie la plus ruinée et la plus miserable du royaume ; c’est elle cependant qui est la plus considerable par son nombre, et par les services réels et effectifs qu’elle luy rend. Car c’est elle qui porte toutes les charges, qui a toûjours le plus souffert, et qui souffre encore le plus ; et c’est sur elle aussi que tombe toute la diminution des hommes qui arrive dans le royaume. [...] C’est encore la partie basse du peuple, qui par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paye au roy, l’enrichit et tout son royaume. C’est elle qui fournit tous les soldats et matelots de ses armées de terre et de mer, et grand nombre d’officiers ; tous les marchands, et les petits officiers de judicature. C’est elle qui excerce, et qui remplit tous les arts et métiers : c’est elle qui fait tout le commerce et les manufactures de ce royaume ; qui fournit tous les laboureurs, vignerons et manœuvriers de la campagne ; qui garde et nourrit les bestiaux ; qui seme les bleds, et les recueille ; qui façonne les vignes, et fait le vin : et pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes.
Voila en quoy consiste cette partie du peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant de l’heure que j’écris cecy. On peut esperer que l’établissement de la dixme royale pourra réparer tout cela en moins de quinze années de temps, et remettre le royaume dans une abondance parfaite d’hommes et de biens. Car quand les peuples ne seront pas si oppressez, ils se marieront plus hardiment ; ils se vêtiront et nourriront mieux ; leurs enfans seront plus robustes et mieux élevez ; ils prendront un plus grand soin de leurs affaires. Enfin ils travailleront avec plus de force et de courage, quand ils verront que la principale partie du profit qu’ils y feront, leur demeurera.
Il est constant que la grandeur des rois se mesure par le nombre de leurs sujets ; c’est en quoy consiste leur bien, leur bonheur, leurs richesses, leurs forces, leur fortune, et toute la consideration qu’ils ont dans le monde. On ne sçauroit donc rien faire de mieux pour leur service et pour leur gloire, que de leur remettre souvent cette maxime devant les yeux : car puisque c’est en cela que consiste tout leur bonheur, ils ne sçauroient trop se donner de soin pour la conservation et augmentation de ce peuple qui leur doit être si cher. [...]
Source : Vauban (Sébastien Le Prestre de), Projet d'une dixme royale qui, supprimant la taille, les aydes, les doüanes d'une province à l'autre, les décimes du Clergé, les affaires extraordinaires… produiriont au Roy un revenu certain et suffisant, reproduction de l’édition de 1707, Paris, INALF, 1961.
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