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Une vie Elle continuait : " Il y a toujours un moment où il faut se séparer, parce que les vieux et les jeunes ne sont pas faits pour rester ensemble.

Publié le 11/04/2014

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Une vie Elle continuait : " Il y a toujours un moment où il faut se séparer, parce que les vieux et les jeunes ne sont pas faits pour rester ensemble. " Et elle concluait d'un ton féroce : " Eh bien, qu'est-ce que vous diriez s'il était mort ? " Et Jeanne, alors, ne répondait plus rien. Un peu de force lui revint quand l'air s'amollit aux premiers jours du printemps, mais elle n'employait ce retour d'activité qu'à se jeter de plus en plus dans ses pensées sombres. Comme elle était montée au grenier, un matin, pour chercher quelque objet, elle ouvrit par hasard une caisse pleine de vieux calendriers ; on les avait conservés selon la coutume de certaines gens de campagne. Il lui sembla qu'elle retrouvait les années elles-mêmes de son passé, et elle demeura saisie d'une étrange et confuse émotion devant ce tas de cartons carrés. Elle les prit et les emporta dans la salle en bas. Il y en avait de toutes les tailles, des grands et des petits. Et elle se mit à les ranger par années sur la table. Soudain elle retrouva le premier, celui qu'elle avait apporté aux Peuples. Elle le contempla longtemps, avec les jours biffés par elle le matin de son départ de Rouen, le lendemain de sa sortie du couvent. Et elle pleura. Elle pleura des larmes mornes et lentes, de pauvres larmes de vieille en face de sa vie misérable étalée devant elle sur cette table. Et une idée la saisit qui fut bientôt une obsession terrible, incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jour ce qu'elle avait fait. Elle piqua contre les murs, sur la tapisserie, l'un après l'autre, ces cartons jaunis, et elle passait des heures, en face de l'un ou de l'autre, se demandant : " Que m'est-il arrivé, ce mois-là ? " Elle avait marqué de traits les dates mémorables de son histoire, et elle parvenait parfois à retrouver un mois entier, reconstituant un à un, groupant, rattachant l'un à l'autre tous les petits faits qui avaient précédé ou suivi un événement important. Elle réussit, à force d'attention obstinée, d'efforts de mémoire, de volonté concentrée, à rétablir presque entièrement ses deux premières années aux Peuples, les souvenirs lointains de sa vie lui revenant avec une facilité singulière et une sorte de relief. Mais les années suivantes lui semblaient se perdre dans un brouillard, se mêler, enjamber, l'une sur l'autre ; et elle demeurait parfois un temps infini, la tête penchée vers un calendrier, l'esprit tendu sur l'Autrefois, sans parvenir même à se rappeler si c'était dans ce carton-là que tel souvenir pouvait être retrouvé. Elle allait de l'un à l'autre autour de la salle qu'entouraient, comme les gravures d'un chemin de la croix, ces tableaux des jours finis. Brusquement elle arrêtait sa chaise devant l'un d'eux, et restait jusqu'à la nuit immobile à le regarder, enfoncée en ses recherches. Puis tout à coup, quand toutes les sèves se réveillèrent sous la chaleur du soleil, quand les récoltes se mirent à pousser par les champs, les arbres à verdir, quand les pommiers dans les cours s'épanouirent comme des boules roses et parfumèrent la plaine, une grande agitation la saisit. Elle ne tenait plus en place ; elle allait et venait, sortait et rentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois au loin le long des fermes, s'exaltant dans une sorte de fièvre de regret. 12 129 Une vie La vue d'une marguerite blottie dans une touffe d'herbe, d'un rayon de soleil glissant entre les feuilles, d'une flaque d'eau dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, la remuait, l'attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensations lointaines, comme l'écho de ses émotions de jeune fille, quand elle rêvait par la campagne. Elle avait frémi des mêmes secousses, savouré cette douceur et cette griserie troublante des jours tièdes, quand elle attendait l'avenir. Elle retrouvait tout cela maintenant que l'avenir était clos. Elle en jouissait encore dans son coeur ; mais elle en souffrait en même temps, comme si la joie éternelle du monde réveillé en pénétrant sa peau séchée, son sang refroidi, son âme accablée, n'y pouvait plus jeter qu'un charme affaibli et douloureux. Il lui semblait aussi que quelque chose était un peu changé partout autour d'elle. Le soleil devait être un peu moins chaud que dans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l'herbe un peu moins verte ; et les fleurs, plus pâles et moins odorantes, n'enivraient plus tout à fait autant. Dans certains jours, cependant, un tel bien-être de vie la pénétrait, qu'elle se reprenait à rêvasser, à espérer, à attendre ; car peut-on, malgré la rigueur acharnée du sort, ne pas espérer toujours, quand il fait beau ? Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et des heures, comme fouettée par l'excitation de son âme. Et parfois elle s'arrêtait tout à coup, et s'asseyait au bord de la route pour réfléchir à des choses tristes. Pourquoi n'avait-elle pas été aimée comme d'autres ? Pourquoi n'avait-elle pas même connu les simples bonheurs d'une existence calme ? Et parfois encore elle oubliait un moment qu'elle était vieille, qu'il n'y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubres et solitaires, que toute sa route était parcourue ; et elle bâtissait, comme jadis, à seize ans, des projets doux à son coeur ; elle combinait des bouts d'avenir charmants. Puis la dure sensation du réel tombait sur elle ; elle se relevait courbaturée comme sous la chute d'un poids qui lui aurait cassé les reins ; et elle reprenait plus lentement le chemin de sa demeure en murmurant : " Oh ! vieille folle ! vieille folle ! " Rosalie maintenant lui répétait à tout moment : " Mais restez donc tranquille, madame, qu'est-ce que vous avez à vous émouver comme ça ? " Et Jeanne répondait tristement : " Que veux-tu, je suis comme " Massacre " aux derniers jours. " La bonne, un matin, entra plus tôt dans sa chambre, et déposant sur sa table de nuit le bol de café au lait : " Allons, buvez vite, Denis est devant la porte qui nous attend. Nous allons aux Peuples parce que j'ai affaire là-bas. " Jeanne crut qu'elle allait s'évanouir tant elle se sentit émue ; et elle s'habilla en tremblant d'émotion, effarée et défaillante à la pensée de revoir sa chère maison. Un ciel radieux s'étalait sur le monde ; et le bidet, pris de gaietés, faisait parfois un temps de galop. Quand on entra dans la commune d'Étouvent, Jeanne sentit qu'elle respirait avec peine tant sa poitrine palpitait ; et quand elle aperçut les piliers de brique de la barrière, elle dit à voix basse deux ou trois fois, et malgré elle : " Oh ! oh ! oh ! " comme devant les choses qui révolutionnent le coeur. On détela la carriole chez les Couillard ; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers offrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étant absents, et on lui donna les clefs. Elle partit seule, et, lorsqu'elle fut devant le vieux manoir du côté de la mer, elle s'arrêta pour le regarder. Rien n'était changé au-dehors. Le vaste bâtiment grisâtre avait ce jour-là sur ses murs ternis des sourires de 12 130

« La vue d'une marguerite blottie dans une touffe d'herbe, d'un rayon de soleil glissant entre les feuilles, d'une flaque d'eau dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, la remuait, l'attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensations lointaines, comme l'écho de ses émotions de jeune fille, quand elle rêvait par la campagne.

Elle avait frémi des mêmes secousses, savouré cette douceur et cette griserie troublante des jours tièdes, quand elle attendait l'avenir.

Elle retrouvait tout cela maintenant que l'avenir était clos.

Elle en jouissait encore dans son coeur ; mais elle en souffrait en même temps, comme si la joie éternelle du monde réveillé en pénétrant sa peau séchée, son sang refroidi, son âme accablée, n'y pouvait plus jeter qu'un charme affaibli et douloureux.

Il lui semblait aussi que quelque chose était un peu changé partout autour d'elle.

Le soleil devait être un peu moins chaud que dans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l'herbe un peu moins verte ; et les fleurs, plus pâles et moins odorantes, n'enivraient plus tout à fait autant.

Dans certains jours, cependant, un tel bien-être de vie la pénétrait, qu'elle se reprenait à rêvasser, à espérer, à attendre ; car peut-on, malgré la rigueur acharnée du sort, ne pas espérer toujours, quand il fait beau ? Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et des heures, comme fouettée par l'excitation de son âme.

Et parfois elle s'arrêtait tout à coup, et s'asseyait au bord de la route pour réfléchir à des choses tristes. Pourquoi n'avait-elle pas été aimée comme d'autres ? Pourquoi n'avait-elle pas même connu les simples bonheurs d'une existence calme ? Et parfois encore elle oubliait un moment qu'elle était vieille, qu'il n'y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubres et solitaires, que toute sa route était parcourue ; et elle bâtissait, comme jadis, à seize ans, des projets doux à son coeur ; elle combinait des bouts d'avenir charmants.

Puis la dure sensation du réel tombait sur elle ; elle se relevait courbaturée comme sous la chute d'un poids qui lui aurait cassé les reins ; et elle reprenait plus lentement le chemin de sa demeure en murmurant : " Oh ! vieille folle ! vieille folle ! " Rosalie maintenant lui répétait à tout moment : " Mais restez donc tranquille, madame, qu'est-ce que vous avez à vous émouver comme ça ? " Et Jeanne répondait tristement : " Que veux-tu, je suis comme " Massacre " aux derniers jours.

" La bonne, un matin, entra plus tôt dans sa chambre, et déposant sur sa table de nuit le bol de café au lait : " Allons, buvez vite, Denis est devant la porte qui nous attend.

Nous allons aux Peuples parce que j'ai affaire là-bas.

" Jeanne crut qu'elle allait s'évanouir tant elle se sentit émue ; et elle s'habilla en tremblant d'émotion, effarée et défaillante à la pensée de revoir sa chère maison.

Un ciel radieux s'étalait sur le monde ; et le bidet, pris de gaietés, faisait parfois un temps de galop.

Quand on entra dans la commune d'Étouvent, Jeanne sentit qu'elle respirait avec peine tant sa poitrine palpitait ; et quand elle aperçut les piliers de brique de la barrière, elle dit à voix basse deux ou trois fois, et malgré elle : " Oh ! oh ! oh ! " comme devant les choses qui révolutionnent le coeur.

On détela la carriole chez les Couillard ; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers offrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étant absents, et on lui donna les clefs.

Elle partit seule, et, lorsqu'elle fut devant le vieux manoir du côté de la mer, elle s'arrêta pour le regarder. Rien n'était changé au-dehors.

Le vaste bâtiment grisâtre avait ce jour-là sur ses murs ternis des sourires de Une vie 12 130. »

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