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Textes utiles en classe prépa

Publié le 18/04/2012

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POESIE

Baudelaire, Les fleurs du mal, Correspondances

La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Rimbaud, Poésies, Voyelles

 

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes ; U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ; O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges ; - O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Hugo, Les Rayons et les ombres,  Fonction du poète

[…]Le poète en des jours impies Vient préparer des jours meilleurs. ll est l'homme des utopies, Les pieds ici, les yeux ailleurs. C'est lui qui sur toutes les têtes, En tout temps, pareil aux prophètes, Dans sa main, où tout peut tenir, Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue, Comme une torche qu'il secoue, Faire flamboyer l'avenir ! Il voit, quand les peuples végètent ! Ses rêves, toujours pleins d'amour, Sont faits des ombres que lui jettent Les choses qui seront un jour. On le raille. Qu'importe ! il pense. Plus d'une âme inscrit en silence Ce que la foule n'entend pas. Il plaint ses contempteurs frivoles ; Et maint faux sage à ses paroles Rit tout haut et songe tout bas ! Peuples! écoutez le poète ! Ecoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé. Des temps futurs perçant les ombres, Lui seul distingue en leurs flancs sombres Le germe qui n'est pas éclos. Homme, il est doux comme une femme. Dieu parle à voix basse à son âme Comme aux forêts et comme aux flots. […]

Téophile Gauthier, Espana, Le pin des Landes

On ne voit en passant par les Landes désertes, Vrai Sahara français, poudré de sable blanc, Surgir de l'herbe sèche et des flaques d'eaux vertes D'autre arbre que le pin avec sa plaie au flanc ;

Car, pour lui dérober ses larmes de résine, L'homme, avare bourreau de la création, Qui ne vit qu'aux dépens de ce qu'il assassine, Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon !

Sans regretter son sang qui coule goutte à goutte, Le pin verse son baume et sa sève qui bout, Et se tient toujours droit sur le bord de la route, Comme un soldat blessé qui veut mourir debout.

Le poète est ainsi dans les Landes du monde ; Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor. Il faut qu'il ait au cœur une entaille profonde Pour épancher ses vers, divines larmes d'or !  Baudelaire, Les fleurs du mal, le voyage VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !   Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Stéphane Mallarmé, Poésies, Tombeau d’Edgar Poe

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change, Le Poète suscite avec un glaive nu Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange Donner un sens plus pur aux mots de la tribu Proclamèrent très haut le sortilège bu Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief ! Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, Que ce granit du moins montre à jamais sa borne Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

 

Apollinaire, Alcools, Zone

 

A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes La religion seule est restée toute neuve la religion Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D'entrer dan une église et de t'y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventure policières Portraits des grands hommes et mille titres divers J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J'aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thieville et l'avenue des Ternes […]

Eluard, L’amour la poésie

La terre est bleue comme une orange Jamais une erreur les mots ne mentent pas Ils ne vous donnent plus à chanter Au tour des baisers de s’entendre Les fous et les amours Elle sa bouche d’alliance Tous les secrets tous les sourires Et quels vêtements d’indulgence À la croire toute nue.

Les guêpes fleurissent vert L’aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté.

Ponge, le parti-pris des choses, 1942

Le pain

La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes. Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, - sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente. Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable… Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.

 

 

Rimbaud, lettre à Paul Demeny, dite du voyant, 15 mai 1871

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues !

 

ROMAN

 

Diderot, Jacques le fataliste et son maître, incipit.

Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

LE MAÎTRE: C'est un grand mot que cela.

JACQUES: Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet.

LE MAÎTRE: Et il avait raison...

Après une courte pause, Jacques s'écria: "Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret!

LE MAÎTRE: Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas chrétien.

JACQUES: C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille se donne.

LE MAÎTRE: Et tu reçois la balle à ton adresse.

JACQUES: Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.

LE MAÎTRE: Tu as donc été amoureux?

JACQUES: Si je l'ai été!

LE MAÎTRE: Et cela par un coup de feu?

JACQUES: Par un coup de feu.

LE MAÎTRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.

JACQUES: Je le crois bien.

LE MAÎTRE: Et pourquoi cela?

JACQUES: C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.

LE MAÎTRE: Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu?

JACQUES: Qui le sait ?

LE MAÎTRE: A tout hasard, commence toujours..."

Zola, Préface de l’Assommoir, 1877

Les Rougon-Macquart doivent se composer d'une vingtaine de romans. Depuis 1869, le plan général est arrêté, et je le suis avec une rigueur extrême. L'Assommoir est venu à son heure, je l'ai écrit, comme j'écrirai les autres, sans me déranger une seconde de ma ligne droite. C'est ce qui fait ma force. J'ai un but auquel je vais.

Lorsque l'Assommoir a paru dans un journal, il a été attaqué avec une brutalité sans exemple, dénoncé, chargé de tous les crimes. Est-il bien nécessaire d'expliquer ici, en quelques lignes, mes intentions d'écrivain ? J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l'ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l'oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement la honte et la mort. C'est la morale en action, simplement.

L'Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j'ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple ! Ah ! la forme, là est le grand crime ! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l'étudient et jouissent de sa verdeur, de l'imprévue et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs. N'importe, personne n'a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif intérêt historique et social.

Je ne me défends pas, d'ailleurs. Mon oeuvre me défendra. C'est une oeuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes oeuvres. Ah ! si l'on savait combien mes amis s'égayent de la légende stupéfiante dont on amuse la foule ! si l'on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d'étude et d'art, vivant sagement dans son coin, et dont l'unique ambition est de laisser une oeuvre aussi large et aussi vivante qu'il pourra ! je ne démens aucun conte, je travaille, je m'en remets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfin sous l'amas des sottises entassées.

Maupassant, Préface de Pierre et Jean

[…] Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit absolu, droit indiscutable de composer, c'est-­à­-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu'il puisse découvrir et vanter les livres mêmes qu'il n'aime pas comme homme et qu'il doit comprendre comme juge.

Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils nous complimentent sans réserve et sans mesure.

Le lecteur qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste, gaie, grivoise; triste, rêveuse ou positive.

          En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient :

 Consolez-­moi. Amusez-­moi. Attristez-­moi. Attendrissez-­moi. Faites-­moi rêver.­ Faites-­moi rire. Faites­-moi frémir. Faites-­moi pleurer.­ Faites-­moi penser. Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste : Faites-­moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament.

          L'artiste essaie, réussit ou échoue.

 

Proust, La recherche tu temps perdu, Du côté de chez Swann, incipit

PREMIÈRE PARTIE

COMBRAY

1. Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: «Je m’endors.« Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur c’est déjà le matin! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit; on vient d’éteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.

 

Proust, La recherche tu temps perdu, Du côté de chez Swann, L’épisode de la madeleine

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Camus, L’étranger, incipit

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’ Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : "Ce n’est pas de ma faute." Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : "On n’a qu’une mère." Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.

J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit "oui" pour n’avoir plus à parler.

THEATRE

 

Aristote, La politique, traduction de J. Tricot, Vrin, 1995, p584

Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle-même, remises d'aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C'est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun d'eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir. Or, c'est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l'homme une joie inoffensive. 

 

Boileau : l’art poétique, 1674 (esthétique classique)

Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose : Les yeux en le voyant saisiront mieux la chose ; Mais il est des objets que l'art judicieux Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux […]

 

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli

Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. […]

 

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. […]

 

Racine, Préface à Bérénice.

Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie; il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie […] Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d'abondance, ni assez de force, pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression.

 

Beckett, En attendant Godot, fin.

 

Le soleil se couche, la lune se lève. Vladimir reste immobile. Estragon se réveille, se déchausse, se lève, les chaussures à la main, les dépose devant la rampe, va vers Vladimir, le regarde. ESTRAGON : Qu’est-ce que tu as ? VLADIMIR : Je n’ai rien. ESTRAGON : Moi je m’en vais. VLADIMIR : Moi aussi.                                                          Silence. ESTRAGON : Il y avait longtemps que je dormais ? VLADIMIR : Je ne sais pas.                                                          Silence. ESTRAGON : Où irons-nous ? VLADIMIR : Pas loin. ESTRAGON : Si si, allons-nous-en loin d’ici ! VLADIMIR : On ne peut pas. ESTRAGON : Pourquoi ? VLADIMIR : Il faut revenir demain. ESTRAGON : Pour quoi faire ? VLADIMIR : Attendre Godot. ESTRAGON : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ? VLADIMIR : Non. ESTRAGON : Et maintenant il est trop tard. VLADIMIR : Oui, c’est la nuit. ESTRAGON : Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ? VLADIMIR : Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit. ESTRAGON  (regardant l’arbre.) : Qu’est-ce que c’est ? VLADIMIR : C’est l’arbre. ESTRAGON : Non mais quel genre ? VLADIMIR : Je ne sais pas. Un saule. ESTRAGON : Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ? VLADIMIR : Avec quoi ? ESTRAGON : Tu n’as pas un bout de corde ? VLADIMIR : Non. ESTRAGON : Alors on ne peut pas. VLADIMIR : Allons-nous en. ESTRAGON : Attends, il y a ma ceinture. VLADIMIR : C’est trop court. ESTRAGON : Tu tireras sur mes jambes. VLADIMIR : Et qui tirera sur les miennes ? ESTRAGON : C’est vrai. VLADIMIR : Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon. Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) A la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ? ESTRAGON : On va voir. Tiens. Il prennent chacun un bout de la corde, et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber. VLADIMIR : Elle ne vaut rien.                                                       Silence. ESTRAGON : Tu dis qu’il faut revenir demain ? VLADIMIR : Oui. ESTRAGON : Alors on apportera une bonne corde. VLADIMIR : C’est ça.                                                       Silence. ESTRAGON : Didi. VLADIMIR. : Oui. ESTRAGON : Je ne peux plus continuer comme ça. VLADIMIR : On dit ça. ESTRAGON : Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux. VLADIMIR : On se pendra demain. (Un temps.) A moins que Godot ne vienne. ESTRAGON : Et s’il vient ? VLADIMIR : Nous serons sauvés. Vladimir enlève son chapeau - celui de Lucky - regarde dedans, y passe la main, le secoue, le remet. ESTRAGON : Alors, on y va ? VLADIMIR : Relève ton pantalon. ESTRAGON : Comment ? VLADIMIR : Relève ton pantalon. ESTRAGON : Que j’enlève mon pantalon ? VLADIMIR : RE-lève ton pantalon. ESTRAGON : C’est vrai.                     Il relève son pantalon. Silence. VLADIMIR : Alors, on y va ? ESTRAGON : Allons-y.                                     Ils ne bougent pas.

Sartre, Huis clos, I, 5 (fin)

 

GARCIN Le bronze... (Il le caresse). Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent... (Il se retourne brusquement) Ha! vous n'êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit) Alors, c'est ça l'enfer. Je n'aurais jamais cru... Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril... Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les Autres. ESTELLE Mon amour ! GARCIN (la repoussant) Laisse-moi. Elle est entre nous. Je ne peux pas t'aimer quand elle me voit. ESTELLE Ha! Eh bien, elle ne vous verra plus.(Elle prend le coupe-papier sur la table, se précipite sur Inès et lui porte plusieurs coups) INÈS (se débattant et riant) Qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu fais, tu es folle ? Tu sais bien que je suis morte. ESTELLE Morte ? (Elle laisse tomber le couteau. Un temps. Inès ramasse le couteau et s'en frappe avec rage) INÈS Morte ! Morte ! Morte ! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C'est déjà fait, comprends-tu ? Et nous sommes ensemble pour toujours. (Elle rit)  ESTELLE (éclatant de rire) Pour toujours, mon Dieu que c'est drôle ! Pour toujours ! GARCIN, (rit en les regardant toutes deux) Pour toujours ! (Ils tombent assis, chacun sur son canapé. Un long silence. Ils cessent de rire et se regardent. Garcin se lève) GARCIN Eh bien, continuons.

ESSAI

 

Montaigne, Les Essais, 1580

Au Lecteur

C'est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t'advertit dés l'entree, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privee : je n'y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ay voüé à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m'ayans perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu'ils ont eu de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntees. Je veux qu'on m'y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c'est moy que je peins. Mes defauts s'y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l'a permis. Que si j'eusse esté parmy ces nations qu'on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, Et tout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesme la matiere de mon livre : ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq.

De Montaigne, ce 12 de juin 1580.

 

Pascal Les pensées

Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos, dans une chambre.  (Pensées, 139 [éd. Brunschvicg])

Qu'on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin de l'esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir ; et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères.  (Pensées, 142[éd. Brunschvicg])

Divertissement. Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser.  (Pensées, 168 [éd. Brunschvicg])

 

 

Rousseau, Prologue aux Confessions,

Intus et in cute

Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus: méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.

La Fontaine, le pouvoir des fables

Dans Athène autrefois, peuple vain et léger, Un orateur, voyant sa patrie en danger, Courut à la tribune ; et d'un art tyrannique, Voulant forcer les coeurs dans une république, Il parla fortement sur le commun salut. On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut             A ces figures violentes Qui savent exciter les âmes les plus lentes: Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put. Le vent emporta tout, personne ne s'émut;             L'animal aux têtes frivoles, Etant fait à ces traits, ne daignait l'écouter ; Tous regardaient ailleurs ; il en vit s'arrêter A des combats d'enfants et point à ses paroles. Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour. « Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour             Avec l'anguille et l'hirondelle; Un fleuve les arrête, et l'anguille en nageant,             Comme l'hirondelle en volant, Le traversa bientôt.« L'assemblée à l'instant Cria tout d'une voix : « Et Cérès, que fit-elle ?             - Ce qu'elle fit? Un prompt courroux             L'anima d'abord contre vous. Quoi ? de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !             Et du péril qui la menace Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet ! Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?«             A ce reproche l'assemblée,             Par l'apologue réveillée,             Se donne entière à l'orateur :             Un trait de fable en eut l'honneur.

Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même, Au moment que je fais cette moralité,             Si Peau d'Ane m'était conté,             J'y prendrais un plaisir extrême. Le monde est vieux, dit-on: je le crois ; cependant Il le faut amuser encor comme un enfant.

Perrault, La Barbe bleue, moralités.

MORALITE La curiosité malgré tous ses attraits, Coûte souvent bien des regrets ; On en voit tous les jours mille exemples paraître. C'est, n'en déplaise au sexe, un plaisir bien léger ; Dès qu'on le prend il cesse d'être, Et toujours il coûte trop cher. AUTRE MORALITE Pour peu qu'on ait l'esprit sensé, Et que du Monde on sache le grimoire, On voit bientôt que cette histoire Est un conte du temps passé ; Il n'est plus d'Epoux si terrible, Ni qui demande l'impossible, Fût-il malcontent et jaloux. Près de sa femme on le voit filer doux ; Et de quelque couleur que sa barbe puisse être, On a peine à juger qui des deux est le maître.

Rousseau, L’Emile

Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d'en faire l'application, ils en font presque toujours une contraire à l'intention de l'auteur, et qu'au lieu de s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils s'affectionnent tous au renard ; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les montres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.

Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant, l'enfant ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s'emparer de tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c'est une autre affaire ; alors l'enfant n'est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'oserait attaquer de pied ferme.

Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner, il en prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu'on avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs ; on la sut enfin. La pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne, elle se sentait le cou pelé ; elle pleurait de n'être pas loup.

Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l'enfant une leçon de la plus basse flatterie ; celle de la seconde, une leçon d'inhumanité ; celle de la troisième, une leçon d'injustice ; celle de la quatrième, une leçon de satire ; celle de la cinquième, une leçon d'indépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n'en est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérez-vous de vos soins ? Mais peut-être, à cela près, toute cette morale qui me sert d'objection contre les fables fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions dans la société, et ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse ; l'autre est dans les fables de la Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.

Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos fables ; car j'espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon.

Rousseau, Le contrat social

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : « Ceci est à moi « et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.

Voltaire, lettre à Rousseau

J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, et je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l'Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris, secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être […]

Voltaire, Le mondain, 1736

Regrettera qui veut le bon vieux temps, Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée, Et les beaux jours de Saturne et de Rhée, Et le jardin de nos premiers parents; Moi je rends grâce à la nature sage Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge Tant décrié par nos tristes frondeurs : Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs. J'aime le luxe, et même la mollesse, Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, La propreté, le goût, les ornements : Tout honnête homme a de tels sentiments. Il est bien doux pour mon cœur très immonde De voir ici l'abondance à la ronde, Mère des arts et des heureux travaux, Nous apporter, de sa source féconde, Et des besoins et des plaisirs nouveaux. L'or de la terre et les trésors de l'onde, Leurs habitants et les peuples de l'air, Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde. O le bon temps que ce siècle de fer ! Le superflu, chose très nécessaire, A réuni l'un et l'autre hémisphère. Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux, S'en vont chercher, par un heureux échange, De nouveaux biens, nés aux sources du Gange, Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans, Nos vins de France enivrent les sultans ? Quand la nature était dans son enfance, Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance, Ne connaissant ni le tien ni le mien. Qu'auraient-ils pu connaître ? ils n'avaient rien. Ils étaient nus : et c'est chose très claire Que qui n'a rien n'a nul partage à faire. Sobres étaient. Ah! je le crois encor : Martialo n'est point du siècle d'or. D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève Ne gratta point le triste gosier d'Eve; La soie et l'or ne brillaient point chez eux. Admirez-vous pour cela nos aïeux? Il leur manquait l'industrie et l'aisance : Est-ce vertu ? c'était pure ignorance. Quel idiot, s'il avait eu pour lors Quelque bon lit, aurait couché dehors ? [...] Or maintenant, monsieur du Télémaque, Vantez-nous bien votre petite Ithaque, Votre Salente, et vos murs malheureux, Où vos Crétois, tristement vertueux, Pauvres d'effet, et riches d'abstinence, Manquent de tout pour avoir l'abondance : J'admire fort votre style flatteur, Et votre prose, encor qu'un peu traînante; Mais, mon ami, je consens de grand cœur D'être fessé dans vos murs de Salente, Si je vais là pour chercher mon bonheur. Et vous, jardin de ce premier bonhomme, Jardin fameux par le diable et la pomme, C'est bien en vain que, par l'orgueil séduits Huet, Calmet, dans leur savante audace, Du paradis ont recherché la place : Le paradis terrestre est où je suis.

Kant, Qu’est-ce que les lumières ?

§ 1 : Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

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