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Susan Sontag, La Photographie

Publié le 31/03/2011

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La photographie. Récemment, la photographie est devenue un divertissement dont la pratique est presque aussi largement répandue que celles de la danse ou du sexe ; ce qui veut dire, comme dans le cas de toutes les formes d'activité artistique de masse, que la plupart de ceux qui s'adonnent à la pratique de la photographie ne la considèrent pas comme un art. Il s'agit surtout d'un rite social, d'un moyen de défense contre l'angoisse, et d'un instrument de pouvoir.

Pérenniser le souvenir des membres du cercle familial — ou de tout autre groupe social —, telle fut la première utilisation populaire de la photographie. Elle est devenue, depuis plus d'un siècle, presque aussi inséparable de la cérémonie du mariage que les formules verbales prescrites par la loi. L'appareil photographique retrace les épisodes de la vie familiale. Selon les conclusions d'une enquête sociologique, en France, presque chaque foyer possède son appareil photographique, mais on a deux fois plus de chances d'en trouver au moins un dans une famille où il y a des enfants que dans un foyer qui en est privé. On considère comme un signe d'indifférence de la part des parents le fait qu'ils ne se soucient pas de photographier leurs enfants, particulièrement quand ceux-ci sont très jeunes, et, de même, si un adolescent ne veut pas garder de photo de sa classe, on verra là le signe d'un esprit de rébellion. Grâce aux photographies, chaque famille construit sa propre histoire en images — une série de clichés peu encombrants qui témoignent des liens parentaux. Les gestes et activités qui sont ainsi saisis ont peu d'importance, c'est la photographie elle-même qui compte et les sentiments qui s'y attachent. La photographie devient un rite de la vie familiale au moment où, dans les pays industrialisés d'Europe et d'Amérique, l'institution de la famille est elle-même profondément mise en cause et quasiment amputée. Tandis que le noyau du couple, unité fermée, se séparait du cercle plus large de la grande famille, la photographie rappelait le souvenir de chacun de ses membres, réaffirmait symboliquement une continuité menacée et l'extension d'un cadre de vie familiale en voie de disparition. Signes de piste fantasmatiques, les photographies évoquent la présence des membres de la parenté dispersée. En général, l'album de photographies de famille rassemble tous ses membres dans un très large cercle — et c'est souvent tout ce qui reste de cette unité fictive.

Les photographies, qui nous procurent l'impression de saisir dans l'imaginaire les formes d'un passé devenu irréel, nous aident également à prendre possession d'un espace dans lequel nous nous sentons mal à l'aise. La photographie se développe ainsi de concert avec l'une des activités modernes les plus caractéristiques — le tourisme. Pour la première fois dans l'histoire, un très grand nombre de personnes s'éloignent, pour de courtes périodes de temps, de leur lieu de résidence habituel. Et voyager pour son plaisir sans se munir d'un appareil photographique paraît vraiment contraire à l'ordre naturel des choses. Les clichés apporteront la preuve irréfutable de la réalité du voyage, du respect du programme prévu, des joies qu'il a procurées. Ils fournissent des séries de documents sur ce temps passé loin du cercle de la famille, des amis, de tout le voisinage. Mais ceux qui voyagent de façon plus habituelle ne font pas moins de cas de l'appareil photographique, devenu pour eux un moyen pratique d'inscrire dans la réalité l'apport de leur expérience. Les touristes cosmopolites qui vont contempler, à bord de leur bateau, les sites de la haute vallée du Nil ou passer une quinzaine de jours en Chine, n'éprouvent pas moins de satisfactions à accumuler leurs trophées photographiques que les ouvriers ou employés qui profitent de leur congé pour prendre des vues de la tour Eiffel ou des chutes du Niagara. La prise de vue, qui permet d'authentifier la réalité de l'expérience, est aussi un moyen de s'en distancier, en limitant l'expérience à une recherche de l'élément photogénique, en le transformant en image mémorisée, en « souvenir «. Le voyage se transforme en stratégie de la prise de vue et de l'accumulation des clichés. L'occupation qui consiste à prendre des clichés est elle-même tranquillisante, elle apaise les impressions de dépaysement exacerbées au cours du voyage. La plupart des touristes semblent contraints d'interposer le truchement de l'appareil photographique entre leur personne et ce qu'ils rencontrent de remarquable. Incertains de la réaction des tiers, ils prennent un cliché. Et cela devient une forme d'expérience habituelle : arrêtons-nous, prenons une photo, et partons plus loin. La méthode paraît particulièrement attrayante pour des nationaux — Allemands, Japonais, Américains — chez qui l'éthique du travail a pris la forme d'un dogme. L'utilisation d'un appareil photographique apaise le sentiment d'anxiété qu'éprouve le travailleur alors qu'il ne travaille pas, qu'il se trouve en vacances et est censé se payer du bon temps. Il a quelque chose à faire — une sorte de travail d'agrément —, il peut prendre des photos. Susan Sontag, La Photographie, 1978. 1. Vous ferez de ce texte, en respectant son mouvement, un résumé de 180 mots. Une marge de 10 % en plus ou en moins est admise. Vous indiquerez sur votre copie le nombre de mots que vous aurez utilisés. 2. Vous expliquerez le sens, dans le texte, des mots et expressions suivants : — Pérenniser; — éthique du travail. 3. Parmi les fonctions que l'auteur assigne à la photographie, laquelle est, à vos yeux, la plus importante? Justifiez votre point de vue, à l'aide d'exemples précis, tirés de votre propre expérience.

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