Stendhal : Vie de Henry Brulard
Publié le 03/03/2011
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La Vie de Henry Brulard est l'autobiographie de Stendhal, commencée en 1833. Dans le chapitre 1, il s'interroge sur la difficulté d'écrire ce qu'il considère comme des confessions à la manière de Rousseau : « J'écris maintenant un livre qui peut être une grande sottise; c'est mes confessions au style près comme J.-J. Rousseau, avec plus de franchise «1.
Mais combien ne faut-il pas de précautions pour ne pas mentir! Par exemple au commencement du premier chapitre, il y a une chose qui peut sembler une hâblerie : non, mon lecteur, je 5 n'étais point soldat à Wagram en 1809. Il faut que vous sachiez que quarante-cinq ans avant vous2 il était de mode d'avoir été soldat sous Napoléon. C'est donc aujourd'hui, 1835, un mensonge tout à fait digne d'être écrit que de faire entendre indirectement et sans mensonge absolu 10 (jesuitico more)3 qu'on a été soldat à Wagram.
Le fait est que j'ai été maréchal des logis et sous-lieutenant au 6e dragons à l'arrivée de ce régiment en Italie, mai 1800, je crois, et que je donnai ma démission à l'époque de la petite paix de 1803. J'étais ennuyé à l'excès de mes camarades, et ne 15 trouvais rien de si doux que de vivre à Paris, en philosophe, c'était le mot dont je me servais alors avec moi-même, au moyen des cent cinquante fr[ancs] par mois que mon père me donnait. Je supposais qu'après lui j'aurais le double ou deux fois le double; avec l'ardeur de savoir qui me brûlait alors, 20 c'était beaucoup trop. Je ne suis pas devenu colonel, comme je l'aurais été avec la puissante protection de M. le comte Daru, mon cousin, mais j'ai été, je crois, bien plus heureux. Je ne songeai bientôt plus à étudier M. de Turenne et à l'imiter, cette idée avait été mon 25 but fixe pendant les trois ans que je fus dragon. Quelquefois elle était combattue par cette autre : faire des comédies comme Molière et vivre avec une actrice. J'avais déjà alors un dégoût mortel pour les femmes honnêtes et l'hypocrisie qui leur est indispensable. Ma paresse énorme l'emporta; une 30 fois à Paris je passais des six mois entiers sans faire de visites à ma famille (MM. Daru, Mme Le Brun, M. et Mme de Baure), je me disais toujours demain; je passai deux ans ainsi, dans un cinquième étage de la rue d'Angivilliers4 avec une belle vue sur la colonnade du Louvre, et lisant La Bruyère, Montaigne 35 et J.-J. Rousseau dont bientôt l'emphase m'offensa. Là se forma mon caractère. Je lisais beaucoup aussi les tragédies d'Alfieri5, m'efforçant d'y trouver du plaisir, je vénérais Cabanis6, Tracy et J.-B. Say7, je lisais souvent Cabanis dont le style vague me désolait. Je vivais solitaire et fou comme un 40 Espagnol, à mille lieues de la vie réelle. Le bon père Jeki, Irlandais, me donnait des leçons d'anglais, mais je ne faisais aucun progrès, j'étais fou d'Hamlet. Mais je me laisse emporter, je m'égare, je serai inintelligible si je ne suis pas l'ordre des temps, et d'ailleurs les 45 circonstances ne me reviendront pas si bien. Vie de Henry Brulard, ch. 1
1. Lettre adressée au libraire M. Levavasseur, le 21 novembre 1835. 2. Stendhal écrit en 1835 et s'adresse au lecteur de 1880. Il n'était pas à Wagram, n'a jamais été maréchal des logis et n'a été dragon que 2 ans. 3. Selon la coutume jésuite. 4. Stendhal demeura rue d'Angivilliers de novembre 1802 à mai 1804. 5. Écrivain italien (1749-1803), auteur de tragédies. 6. Philosophe disciple de Condillac. 7. Économiste partisan de la doctrine libre-échangiste (1767-1832).
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