Simone Weil (1909-1943), L'Enracinement.
Publié le 27/04/2011
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Depuis la deuxième moitié de la Renaissance, la conception de la science est celle d'une étude dont l'objet est placé hors du bien et du mal, surtout hors du bien, considéré sans aucune relation ni au bien ni au mal, plus particulièrement sans aucune relation au bien. La science n'étudie que les faits comme tels, et les mathématiciens eux-mêmes regardent les relations mathématiques comme des faits de l'esprit. Les faits, la force, la matière, isolés, considérés en eux-mêmes, sans relation avec rien d'autre, il n'y a rien là qu'une pensée humaine puisse aimer. Dès lors l'acquisition de connaissances nouvelles n'est pas un stimulant suffisant à l'effort des savants. Il en faut d'autres. Ils ont d'abord le stimulant contenu dans la chasse, dans le sport, dans le jeu. On entend souvent des mathématiciens comparer leur spécialité au jeu d'échecs. Quelques-uns la comparent aux activités où il faut du flair, de l'intuition psychologique, parce qu'ils disent qu'il faut deviner d'avance quelles conceptions mathématiques seront, si on s'y attache, stériles ou fécondes. C'est encore du jeu, et presque du jeu de hasard. Très peu de savants pénètrent assez profondément dans la science pour avoir le cœur pris par de la beauté. Il y a un mathématicien qui compare volontiers la mathématique à une sculpture dans une pierre particulièrement dure. Des gens qui se donnent au public comme des prêtres de la vérité dégradent singulièrement le rôle qu'ils assument en se comparant à des joueurs d'échecs ; la comparaison avec un sculpteur est plus honorable. Mais si l'on a la vocation d'être sculpteur, il vaut mieux être sculpteur que mathématicien. En l'examinant de près, cette comparaison, dans la conception actuelle de la science, n'a pas de sens. Elle est un pressentiment très confus d'une autre conception. La technique est pour une si grande part dans le prestige de la science qu'on inclinerait à supposer que la pensée des applications est un stimulant puissant pour les savants. En fait, ce qui est un stimulant, ce n'est pas la pensée des applications, c'est le prestige même que les applications donnent à la science. Comme les hommes politiques qui sont enivrés de faire de l'histoire, les savants sont enivrés de se sentir dans une grande chose. Grande au sens de la fausse grandeur ; une grandeur indépendante de toute considération du bien. En même temps certains d'entre eux, ceux dont les recherches sont surtout théoriques, tout en goûtant cette ivresse, sont fiers de se dire indifférents aux applications techniques. Ils jouissent ainsi de deux avantages en réalité incompatibles, mais compatibles dans l'illusion ; ce qui est toujours une situation extrêmement agréable. Ils sont au nombre de ceux qui font le destin des hommes, et dès lors leur indifférence à ce destin réduit l'humanité aux proportions d'une race de fourmis ; c'est une situation de dieux. Ils ne se rendent pas compte que dans la conception actuelle de la science, si l'on retranche les applications techniques, il ne reste plus rien qui soit susceptible d'être regardé comme un bien. L'habileté à un jeu analogue aux échecs est une chose de valeur nulle. Sans la technique, personne aujourd'hui dans le public ne s'intéresserait à la science ; et si le public ne s'intéressait pas à la science, ceux qui suivent une carrière scientifique en auraient choisi une autre. Ils n'ont pas droit à l'attitude de détachement qu'ils assument. Mais, quoiqu'elle ne soit pas légitime, elle est un stimulant. Pour d'autres, la pensée des applications, au contraire, sert de stimulant. Mais ils ne sont sensibles qu'à l'importance, non au bien et au mal. Un savant qui se sent sur le point de faire une découverte susceptible de bouleverser la vie humaine tend toutes ses forces pour y parvenir. Il n'arrive guère ou jamais, semble-t-il, qu'il s'arrête pour supputer les effets probables du bouleversement en bien et en mal, et renoncé à ses recherches si le mal paraît plus probable. Un tel héroïsme semble même impossible ; il devrait pourtant aller de soi. Mais là comme ailleurs la fausse grandeur domine, celle qui se définit par la quantité et non par le bien. Enfin les savants sont perpétuellement piqués par des mobiles sociaux qui sont presque inavouables tant ils sont mesquins, et ne jouent pas un grand rôle apparent, mais qui sont extrêmement forts. (...) Le premier mobile social des savants, c'est purement et simplement le devoir professionnel. Les savants sont des gens qu'on paie pour fabriquer de la science; on attend d'eux qu'ils en fabriquent ; ils se sentent obligés d'en fabriquer. Mais c'est insuffisant comme excitant. L'avancement, les chaires, les récompenses de toute espèce, honneurs et argent, les réceptions à l'étranger, l'estime ou l'admiration des collègues, la réputation, la célébrité, les titres, tout cela compte pour beaucoup. Simone Weil (1909-1943), L'Enracinement. Vous ferez de ce texte soit un résumé, soit une analyse. Vous choisirez ensuite dans le texte un problème qui offre une réelle consistance et auquel vous attachez un intérêt particulier. Vous en formulerez l'énoncé et vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues sur la question.
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