Simone de Beauvoir, Tout compte fait. Vous résumerez ou analyserez le texte suivant en dégageant les principales idées. Puis vous débattrez librement d'une idée que vous aurez vous-même choisie dans cette page.
Publié le 26/04/2011
Extrait du document
La lecture ne suscite en moi que des images incertaines; celles du rêve peuvent m'envoûter, mais elles aussi sont contradictoires et fuyantes. Les visions que le cinéma me propose ont la plénitude de la perception : ce sont des perceptions, saisies comme les analogon d'une réalité absente. En général — sauf dans les documentaires — elles s'organisent de manière à constituer un monde fictif; le metteur en scène raconte une histoire inventée, qui se déroule dans le temps, irréversible comme un morceau de musique. Comme dans la lecture, c'est ma présence qui lui donne son unité et son sens. Mais mon rôle est moins actif; je n'ai pas à interpréter des signes mais à subir l'impact d'images qui me sont immédiatement données. C'est pour cela que voir un film demande d'ordinaire moins d'effort que de lire un livre. Il me suffit d'être attentive pour que la gaieté, l'angoisse, la sympathie, le dégoût, s'imposent à moi. Les émotions qui m'affectent peuvent prendre une telle intensité qu'elles bouleversent mon corps : il arrive que devant des scènes sanglantes des spectateurs s'évanouissent, ce qui ne se produit pas au cours d'une lecture. (Colette s'est évanouie à quatorze ans en lisant dans Zola le récit d'un accouchement, mais le fait est exceptionnel.) On pleure aussi plus facilement au cinéma que sur un roman. Cependant un metteur en scène qui souhaite établir une vraie communication avec le public s'interdira de susciter en lui des troubles physiques qui obnubileraient sa vision : il fera, comme le bon écrivain, appel à sa liberté. Le pouvoir des images vient de ce qu'elles me procurent l'illusion de la réalité, illusion que je subis avec une quasi-passivité. Même dans les moments de ma vie où je suis le plus disponible, des projets m'habitent, des souvenirs me hantent, des actions s'ébauchent. En entrant dans un cinéma, je me quitte; certes, mon passé est derrière moi quand je réagis à un film, mais il n'est pas posé pour soi : mon seul projet est de contempler les scènes qui défilent sous mes yeux. Je les prends pour vraies sans qu'aucune intervention me soit permise; cette paralysie de ma praxis accentue en certains cas leur caractère intolérable, et les rend en certains autres fascinantes. Devant l'écran je m'abandonne comme dans mes rêves et c'est aussi par des images visuelles qu'il me captive : c'est pour cela que le cinéma éveille en chacun de nous des résonances oniriques. Quand un film m'atteint profondément, c'est qu'il remue en moi des souvenirs informulés, ou qu'il ranime des aspirations silencieuses. Les amis avec qui je suis toujours d'accord dans les autres domaines, il m'arrive d'avoir un avis tout à fait différent du leur quand nous parlons d'un film : c'est qu'il a touché en eux, ou en moi, ou en nous tous quelque chose d'intime et de singulier. J'accorde beaucoup d'importance aux visages des interprètes. Les visages échappent à l'analyse, à la conceptualisation, aux mots : presque aucun écrivain ne sait nous montrer ceux de ses héros; Proust réussit à nous les suggérer, mais les contours en demeurent flous. Sur l'écran ils ont autant de présence que s'ils surgissaient en chair et en os sous mes yeux. C'est une présence ambiguë : à la fois celle de l'acteur et de l'individu qu'il incarne. Entre les deux, le rapport est variable. Si l'acteur colle à son personnage, celui-ci seul existe et je suis prête à croire à son histoire. J'ai peine au contraire à m'y prendre si à travers les gestes et les mimiques du héros j'observe le jeu d'un comédien. C'est ce qui se produit quand je le connais trop ou quand il y a un décalage entre son physique et son rôle. Des films m'ont été gâchés par une mauvaise distribution; d'autres m'ont séduite malgré certaines faiblesses parce que la physionomie d'un homme ou d'une femme m'allait au cœur. Un cas particulier, c'est celui où l'acteur a fait de lui-même une fois pour toutes l'analogon d'un certain personnage : sur l'écran, entre Charlie Chaplin et Chariot, toute distance est abolie. Souvent le cinéma me découvre des morceaux de campagne ou des paysages urbains que j'ignorais : il enrichit ma connaissance de la terre. Souvent aussi, il me transporte dans des décors qui me sont familiers; j'ai grand plaisir à retrouver, intégrés à une œuvre d'art qui leur confère une nécessité, des endroits que j'ai aimés dans leur contingence : les rues de Londres, une place romaine. Parfois le cinéma me permet de satisfaire le désir enfantin d'être en un lieu dont ma présence ne détruit pas la solitude : le désir de voir de mes yeux mon absence. Il me semble presque le réaliser quand je survole en avion un flot rocheux posé sur le bleu de la mer. Je peux avoir au cours d'un film une semblable illusion. Je n'appartiens pas à cette lande qui se déploie sur l'écran; elle demeure déserte tandis que mon regard l'explore. Ce n'est pas seulement la nature que je surprends ainsi. Je me glisse subrepticement dans les maisons, je suis le témoin de scènes invisibles. Je m'assieds au chevet du lit où s'étreignent des amants, j'entre dans la chambre où un homme est venu cacher son visage ravagé de tristesse. Je détiens un autre privilège : celui de réunir en un seul spectacle des éléments épars. J'embrasse d'un regard cette foule où chacun de ses membres se perd. Traversant les murs ou planant dans le ciel, je suis dotée de pouvoirs surnaturels. Comme les livres, ce que m'apportent les films est très varié. En tout cas, ils sont un divertissement et souvent je ne leur demande rien de plus. Rire me suffit. Le livre le plus drôle ne provoque que le sourire parce que le rire est une conduite collective. Dans une salle de cinéma où les spectateurs sont juxtaposés et étrangers les uns aux autres, les conditions du rire sont réalisées. Encore faut-il pour que je partage l'hilarité commune que le film ne suscite pas en moi des réactions qui y fassent obstacle : à cause de leur vulgarité, j'évite soigneusement les films français qui se prétendent drôles. Simone de Beauvoir, Tout compte fait.
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