René HUYGHE. La civilisation de l'image et la liberté. (Dialogue avec le visible.)
Publié le 22/03/2011
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La civilisation du livre, si elle avait systématisé les moyens d'échange entre les hommes, avait du moins favorisé l'individualisme : la lecture se pratique isolément ; elle apporte ses matériaux intellectualisés devant le tribunal intérieur qui, sauvegardé dans son retrait, peut choisir, agglomérer à sa guise les éléments dont il entend nous enrichir. Mais elle est minée depuis plus d'un siècle. Dès 1819, Lamennais, dans ses Mélanges religieux et philosophiques, jetait un cri d'alarme : « On ne lit plus, on n9à plus le temps. L 'esprit est appelé à la fois de trop de côtés; il faut lui parler vite où il passe. Mais il y a des choses qui ne peuvent être dites, ni comprises si vite, et ce sont les plus importantes pour l'homme. Cette accélération de mouvement qui ne permet de rien enchaîner, de rien méditer, suffirait seule pour affaiblir et, à la longue, pour détruire entièrement la raison humaine. « 1819 ! La phrase resta inaperçue. Elle s'éclaire maintenant d'un jour brutal... La civilisation de l'image envahit, occupe la personne comme un terrain conquis ; elle ne laisse plus le temps d'examiner et d'assimiler ; elle impose ses brusques et rapides intrusions et son rythme autoritaire. Le spectateur (ou l'auditeur des images sonores) n'est plus qu'un engrenage emboîté sur la roue motrice. Huxley, dans En Marge, a pu dresser le bilan de l'évolution dénoncée par Lamennais. Le livre a été supplanté par le cinéma, par la radio, par la télévision, ces « fournisseurs de distractions toutes faites, distractions qui n'exigent de la part de ceux qui recherchent le plaisir, aucune participation personnelle et aucun effort intellectuel, quel qu'il soit «. Longtemps avant lui, Kafka avait analysé cette emprise autoritaire, avec une rare pénétration. « Je suis un visuel. Or le cinéma gêne la vision. Le rythme précipité des mouvements, et le changement rapide des images font que, obligatoirement, ces images échappent à l'œil. Ce n'est pas le regard qui s'empare des images, mais celles-ci qui s'emparent du regard. Elles submergent la conscience. Le cinéma, c'est mettre un « uniforme « à l'œil qui, jusqu'à présent, était nu. « Et, faisant allusion au proverbe tchèque : « L'œil est la fenêtre de l'âme «, il concluait : « Les films sont des volets de fer devant cette fenêtre. « Or, la liberté est d'abord choix de ce qui nous est offert. Quelle va être son sort ? La sensation pratiquée de nos jours est une sensation dirigée, non seulement par son racolage obsédant, mais par son intolérance de toute marge de jugement. Rien de plus révélateur que son penchant à imposer même les détails. Le spectateur de jadis, mis en présence d'une peinture, était abandonné à son tête-à-tête ; il restait armé de ses initiatives. Aujourd'hui le panneau explicatif ou le haut-parleur utilisés jusque dans les galeries assignent à l'attention son objet déterminé. Le livre d'art, par ses photos fragmentaires, contraint le regard d'isoler telle ou telle partie du tableau. Le film, lui, l'empoigne, lui impose ses directions et ses rythmes, les investigations ou les pauses, qu'il décide et mesure en ses lieu et place, et parfois même l'itinéraire par quoi il explorera la composition. (...) L'œil, maté, obtempère ; la pensée, tenue en laisse, n'a qu'à suivre. C'est qu'à l'image fixée de l'illustration, cinéma et télévision ont ajouté l'image mouvante, qui épouse la durée même de la vie intérieure. La lecture fait de même, mais on y reste maître de l'allure et des interruptions, où récupérer sa liberté. La vitesse désormais intervient et ne laisse plus chance de reprise. Non seulement dans les spectacles, mais dans la vie quotidienne. Les paysages, derrière la vitre du wagon ou de l'automobile, permettent difficilement au regard trop tendu de dételer — en tout cas, de s'arrêter, jamais ! Peu à peu se crée une insatiabilité des images ; le regard, intoxiqué de mobilité, ne connaît plus la pause qui laisse éclore l'émoi nuancé ou la méditation; il ne sait plus qu'absorber en une boulimie1 précipitée. Par des statistiques, il a été montré que l'Américain, placé à l'avant-garde de notre course, se déplace infiniment plus que l'Européen. L'homme moderne, Juif errant des sensations, peut les renouveler sans cesse, mais non en constituer un capital intérieur.
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