Raymond BOUDON, L'Inégalité des chances
Publié le 21/06/2012
Extrait du document
L'accumulation depuis deux décennies des recherches sur l'inégalité
des chances scolaires et sociales1 a considérablement accru nos connaissances
dans ces domaines. Mais ces recherches ont également produit
un certain nombre de résultats difficilement explicables dans le
cadre des théories disponibles.
Ainsi on observe que, dans la plupart des sociétés industrielles, l'inégalité
des chances devant l'enseignement a décru de manière lente et
régulière au cours des dernières décennies. Et d'autres termes, la probabilité
pour un adolescent issu des classes inférieures d'atteindre par
exemple le niveau universitaire a augmenté dans le temps plus vite que
la même probabilité pour un adolescent issu des classes supérieures.
Les ordres de grandeur restent très différents mais la tendance à l'atténuation
des disparités est non négligeable et universelle dans l'ensemble
des sociétés industrielles occidentales. Ce fait en lui-même n'est pas
surprenant. On peut le mettre sur le compte de l'augmentation générale
du niveau de vie qui réduit la part relative des dépenses scolaires
dans le budget familial. [ ... ]
«
Il se trouve pourtant que cette conclusion, qui résulte d'une série de
propositions apparemment évidentes, est empiriquement fausse.
[ ...
]
Considérons maintenant
les inégalités de revenu.
Les économistes
de l'éducation, les théoriciens du capital humain en particulier, ont mon
tré que l'éducation pouvait être assimilée à un investissement dont la
rémunération
est d'autant plus grande que l'investissement est lui-même
plus important.
En termes plus prosaïques, le revenu est normalement
dépendant du niveau scolaire.
D'où on conclut, à bon droit apparem
ment, que lorsque
les individus sont moins inégaux entre eux du point
de vue du niveau d'instruction, les inégalités de revenu doivent s'atté
nuer.
En d'autres termes, une réduction des inégalités scolaires devrait
avoir un effet
de réduction sur les inégalités de revenu.
Mais là encore,
cette proposition
« évidente » apparaît comme mal confirmée par les
faits.
Cette série
de paradoxes peut être complétée par d'autres que plu
sieurs études ont mis en évidence dans des contextes nationaux variés :
Blau
et Duncan ont montré que, aux États-Unis, la relation statistique
entre niveau d'instruction et statut
social est modérée : la première
variable explique environ
30 OJo de la variance de la seconde.
Ainsi les
chances scolaires sont fortement variables selon les classes sociales, mais
le niveau d'instruction n'est que faiblement lié au statut social.
Ce résul
tat est peu compatible avec la vision selon laquelle les inégalités scolai
res seraient le déterminant principal et quasi exclusif des autres formes
d'inégalité.
Fait plus troublant encore : lorsqu'on a appliqué à des don
nées européennes, suisses ou allemandes notamment, des méthodes
d'analyse analogues à
celles que Blau et Duncan avaient employées à
propos
des États-Unis, on a observé des résultats similaires.
Je pourrais allonger la liste
des paradoxes produits par la sociologie
de l'éducation et que les théories courantes sont incapables d'expliquer.
Les résultats que j'ai brièvement évoqués suffisent à montrer qu'il
est douteux qu'une réduction
des inégalités scolaires conduise néces
sairement à une diminution de la rigidité de l'héritage social ou ait néces
sairement des effets réducteurs sur l'inégalité des revenus.
De même,
il est douteux que les inégalités scolaires soient le facteur déterminant
des autres formes d'inégalité sociale : les citoyens de toute société indus
trielle sont inégaux entre eux du point de vue du statut social et du
revenu, mais ces inégalités ne sont que faiblement déterminées par les
inégalités scolaires.
Si paradoxaux que puissent paraître ces résultats,
ils sont attestés dans les sociétés industrielles.
1.
L'expression peut être reprise dans le résumé..
»
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