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Quatre-vingt-treize Je suis commandant en chef de la colonne expéditionnaire des Côtes-du-Nord.

Publié le 12/04/2014

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Quatre-vingt-treize Je suis commandant en chef de la colonne expéditionnaire des Côtes-du-Nord. Etes-vous parent ou allié de l'homme évadé? Je suis son petit-neveu. Vous connaissez le décret de la Convention? J'en vois l'affiche sur votre table. Qu'avez-vous à dire sur ce décret? Que je l'ai contresigné, que j'en ai ordonné l'exécution, et que c'est moi qui ai fait faire cette affiche au bas de laquelle est mon nom. Faites choix d'un défenseur. Je me défendrai moi-même. Vous avez la parole. Cimourdain était redevenu impassible. Seulement son impassibilité ressemblait moins au calme d'un homme qu'à la tranquillité d'un rocher. Gauvain demeura un moment silencieux et comme recueilli. Cimourdain reprit: Qu'avez-vous à dire pour votre défense? Gauvain leva lentement la tête, ne regarda personne, et répondit: Ceci: une chose m'a empêché d'en voir une autre ; une bonne action, vue de trop près, m'a caché cent actions criminelles ; d'un côté un vieillard, de l'autre des enfants, tout cela s'est mis entre moi et le devoir. J'ai oublié les villages incendiés, les champs ravagés, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées, j'ai oublié la France livrée à l'Angleterre ; j'ai mis en liberté le meurtrier de la patrie. Je suis coupable. En parlant ainsi, je semble parler contre moi ; c'est une erreur. Je parle pour moi. Quand le coupable reconnaît sa faute, il sauve la seule chose qui vaille la peine d'être sauvée, l'honneur. Est-ce là, repartit Cimourdain, tout ce que vous avez à dire pour votre défense? J'ajoute qu'étant le chef, je devais l'exemple, et qu'à votre tour, étant les juges, vous le devez. Quel exemple demandez-vous? Ma mort. Vous la trouvez juste? Et nécessaire. III. LES VOTES 244 Quatre-vingt-treize Asseyez-vous. Le fourrier, commissaire-auditeur, se leva et donna lecture, premièrement, de l'arrêté qui mettait hors la loi le ci-devant marquis de Lantenac ; deuxièmement, du décret de la Convention édictant la peine capitale contre quiconque favoriserait l'évasion d'un rebelle prisonnier. Il termina par les quelques lignes imprimées au bas de l'affiche du décret, intimant défense " de porter aide et secours " au rebelle susnommé " sous peine de mort ", et signées: le commandant en chef de la colonne expéditionnaire, GAUVAIN. Ces lectures faites, le commissaire-auditeur se rassit. Cimourdain croisa les bras et dit: Accusé, soyez attentif. Public, écoutez, regardez, et taisez-vous. Vous avez devant vous la loi. Il va être procédé au vote. La sentence sera rendue à la majorité simple. Chaque juge opinera à son tour, à haute voix, en présence de l'accusé, la justice n'ayant rien à cachera. Cimourdain continua: La parole est au premier juge. Parlez, capitaine Guéchamp. Le capitaine Guéchamp ne semblait voir ni Cimourdain, ni Gauvain. Ses paupières abaissées cachaient ses yeux immobiles fixés sur l'affiche du décret et la considérant comme on considérerait un gouffre. Il dit: La loi est formelle. Un juge est plus et moins qu'un homme ; il est moins qu'un homme, car il n'a pas de coeur ; il est plus qu'un homme, car il a le glaive. L'an 414 de Rome, Manlius fit mourir son fils pour le crime d'avoir vaincu sans son ordre. La discipline violée voulait une expiation. Ici, c'est la loi qui a été violée ; et la loi est plus haute encore que la discipline. Par suite d'un accès de pitié, la patrie est remise en danger. La pitié peut avoir les proportions d'un crime. Le commandant Gauvain a fait évader le rebelle Lantenac. Gauvain est coupable. Je vote la mort. Ecrivez, greffier, dit Cimourdain. Le greffier écrivit: " Capitaine Guéchamp: la mort. " Gauvain éleva la voix. Guéchamp, dit-il, vous avez bien voté, et je vous remercie. Cimourdain reprit: La parole est au deuxième juge. Parlez, sergent Radoub. Radoub se leva, se tourna vers Gauvain et fit à l'accusé le salut militaire. Puis il s'écria: Si c'est ça, alors, guillotinez-moi, car j'en donne ici ma nom de Dieu de parole d'honneur la plus sacrée, je voudrais avoir fait, d'abord ce qu'a fait le vieux, et ensuite ce qu'a fait mon commandant. Quand j'ai vu cet individu de quatre-vingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les trois mioches, j'ai dit: Bonhomme, tu es un brave homme! et quand j'apprends que c'est mon commandant qui a sauvé ce vieux de votre bête de guillotine, mille noms de noms, je dis: Mon commandant, vous devriez être mon général, et vous êtes un vrai III. LES VOTES 245

« \24 Asseyez-vous.

Le fourrier, commissaire-auditeur, se leva et donna lecture, premièrement, de l'arrêté qui mettait hors la loi le ci-devant marquis de Lantenac ; deuxièmement, du décret de la Convention édictant la peine capitale contre quiconque favoriserait l'évasion d'un rebelle prisonnier.

Il termina par les quelques lignes imprimées au bas de l'affiche du décret, intimant défense " de porter aide et secours " au rebelle susnommé " sous peine de mort ", et signées: le commandant en chef de la colonne expéditionnaire, GAUVAIN.

Ces lectures faites, le commissaire-auditeur se rassit.

Cimourdain croisa les bras et dit: \24 Accusé, soyez attentif.

Public, écoutez, regardez, et taisez-vous.

Vous avez devant vous la loi.

Il va être procédé au vote.

La sentence sera rendue à la majorité simple.

Chaque juge opinera à son tour, à haute voix, en présence de l'accusé, la justice n'ayant rien à cachera.

Cimourdain continua: \24 La parole est au premier juge.

Parlez, capitaine Guéchamp.

Le capitaine Guéchamp ne semblait voir ni Cimourdain, ni Gauvain.

Ses paupières abaissées cachaient ses yeux immobiles fixés sur l'affiche du décret et la considérant comme on considérerait un gouffre.

Il dit: \24 La loi est formelle.

Un juge est plus et moins qu'un homme ; il est moins qu'un homme, car il n'a pas de coeur ; il est plus qu'un homme, car il a le glaive.

L'an 414 de Rome, Manlius fit mourir son fils pour le crime d'avoir vaincu sans son ordre.

La discipline violée voulait une expiation.

Ici, c'est la loi qui a été violée ; et la loi est plus haute encore que la discipline.

Par suite d'un accès de pitié, la patrie est remise en danger.

La pitié peut avoir les proportions d'un crime.

Le commandant Gauvain a fait évader le rebelle Lantenac.

Gauvain est coupable.

Je vote la mort.

\24 Ecrivez, greffier, dit Cimourdain.

Le greffier écrivit: " Capitaine Guéchamp: la mort.

" Gauvain éleva la voix.

\24 Guéchamp, dit-il, vous avez bien voté, et je vous remercie.

Cimourdain reprit: \24 La parole est au deuxième juge.

Parlez, sergent Radoub.

Radoub se leva, se tourna vers Gauvain et fit à l'accusé le salut militaire.

Puis il s'écria: \24 Si c'est ça, alors, guillotinez-moi, car j'en donne ici ma nom de Dieu de parole d'honneur la plus sacrée, je voudrais avoir fait, d'abord ce qu'a fait le vieux, et ensuite ce qu'a fait mon commandant.

Quand j'ai vu cet individu de quatre-vingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les trois mioches, j'ai dit: Bonhomme, tu es un brave homme! et quand j'apprends que c'est mon commandant qui a sauvé ce vieux de votre bête de guillotine, mille noms de noms, je dis: Mon commandant, vous devriez être mon général, et vous êtes un vrai Quatre-vingt-treize III.

LES VOTES 245. »

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