Promenades autour d'un village Mais laissons les discussions littéraires.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
J'ai eu bien du mal depuis que nous ne nous sommes vus, me dit-il.
Je ne sais pas, si vous vous souvenez
que j'étais marié.
J'ai perdu ma femme.
J'étais un peu meunier et un peu ouvrier.
Mais, seul du village où vous
avez laissé hier votre voiture, je n'ai que mon corps et ma maison.
Dans nos petits bourgs, tout le monde est
propriétaire, et il n'y a point de malheureux.
Moi, j'ai bien un roc....
À propos, le voulez-vous, mon roc? Vous
savez, vous disiez dans le temps que vous voudriez avoir un coin sur la Creuse? Je ne vous vends pas le mien;
je vous le donne.
Il n'y pousse que de la fougère, et je n'ai pas de quoi y nourrir un mouton.
Je paye cinq sous
d'imposition pour ce rocher, et voilà tout ce que j'en retire.
Dame, il est grand, vous auriez de quoi y bâtir une
belle maison, en dépensant d'abord une dizaine de mille francs pour tailler la roche et faire l'emplacement.
Allons, vous n'en voulez pas? Vous avez raison.
Je n'en veux pas non plus.
Aussi il reste là bien tranquille.
Y
va qui veut ...
c'est-à-dire qui peut!
Comment avez-vous pu élever votre famille? Car vous avez des enfants!
Ils se sont élevés comme ils ont pu, un peu chez moi, un peu chez les autres.
Ma fille est une belle fille,
vous l'avez vue hier.
Elle sait faire la cuisine et parler espagnol.
Espagnol?
Oui, elle a suivi en Espagne une bourgeoise d'ici, mariée avec un monsieur de ce pays-là.
Mon garçon est
au service.
C'est un bon enfant, bien doux, fait à tout, comme moi.
Vous me demanderez ce que je fais, à
présent; je n'en sais rien, une chose et l'autre; je ne peux plus travailler.
Voyez: en chassant, j'ai mal tourné
mon fusil; j'ai eu la main traversée, et l'autre moitié de la charge m'a caressé la tête.
On dit dans le pays qu'il
ne m'y est pas resté assez de plomb.
Je crois bien! pendant quinze jours, le médecin n'a pas fait autre chose
que de m'en arracher.
Tous les matins, je l'entendais dire en sortant: «C'est un homme mort!» Et moi, je me
dressais sur mon lit pour lui crier, du mieux que je pouvais: «Vous dites des bêtises, je n'en veux pas mourir,
et je n'en mourrai pas.» Après que j'en ai été revenu, j'ai recommencé à pêcher et à chasser.
J'ai voulu encore
un peu travailler; mais le travail m'a porté malheur.
Un maladroit m'a démis l'épaule en me jetant à faux un
sac de blé du haut d'une voiture.
Ça ne fait rien, je marche, je chasse et je pêche toujours.
Je conduis les
artistes et les voyageurs.
Je sais les chemins comme personne, et je vous dirais comment sont faits tous les
cailloux de la Creuse.
Je fais les commissions du château et de l'auberge, j'approvisionne l'un et l'autre avec
mon poisson.
Je me passe de tout quand je n'ai rien; je n'use pas les draps, je dors une heure sur douze.
Je
passe mes nuits dans l'eau à guetter les truites.
Dans le jour, si je suis las, je fais un somme où je me trouve.
Si
c'est sur une pierre ou sur un banc, j'y dors aussi bien que sur la paille.
Je ne me soucie point de la toilette.
Fêtes et dimanches, j'ai les mêmes habits que dans la semaine, puisque je n'ai que ceux que mon corps peut
porter.
Je suis toujours de bonne humeur, soit qu'on me donne cinq francs ou cinquante centimes pour mes
peines.
Le voyageur est toujours aimable, et, pourvu que je coure et que je cause, je suis content de
m'instruire.
Voilà! Quand je ne serai plus bon à rien, ma famille s'arrangera pour me nourrir, et, si elle me
laisse crever comme un chien, ce sera tant pis pour elle au dernier jugement.
Des anciens chemins périlleux par où l'on arrivait à Châteaubrun, nous ne retrouvâmes plus que
l'emplacement.
On y descend doucement par le plateau, et la nouvelle route qui côtoie tranquillement le
précipice a ôté beaucoup de caractère à cette scène autrefois si sauvage.
La ruine est toujours grandiose.
Le marquis de notre village l'a achetée, avec son vaste enclos, pour deux mille
cinq cents francs.
Il la tient fermée, et il avait bien voulu nous en confier les clefs.
Nous vîmes que ce noble lieu était moins fréquenté qu'autrefois.
L'herbe haute et fleurie du préau était vierge
de pas humains.
Toutes choses, d'ailleurs, exactement dans le même état qu'il y a douze ans: la grande voûte
d'entrée avec sa double herse, la vaste salle des gardes avec sa monumentale cheminée, le donjon formidable
de cent vingt pieds de haut d'où l'on domine un des plus beaux sites de France, les geôles obscures, et cet
étrange débris de la portion la plus belle et la plus moderne du manoir, le logis renaissance que, dans ma Promenades autour d'un village
IV 12.
»
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