Pour un humanisme de la science
Publié le 14/09/2013
Extrait du document

Je crois que l’activité scientifique est un des moteurs essentiels des mutations sociales. Sans doute la nature
humaine n’évolue-t-elle pas ou peu à travers les siècles, mais les comportements, eux, se transforment. On ne
se bat pas de la même façon avec un silex, un mousquet ou une bombe atomique. En modifiant la situation des
femmes, la science contribue à déterminer un ordre social différent. Dès lors que l’homme et la femme sont
rendus responsables de leur reproduction, le rôle et la place des sexes peuvent évoluer, les moeurs et même les
sentiments être transformés. Ainsi peut-on s’interroger : la contraception masculine, à nouveau à l’ordre du
jour, inaugurera-t-elle de nouveaux comportements ? Les femmes feront-elles confiance aux hommes à cet
égard, et les hommes voudront-ils revendiquer cette responsabilité nouvelle ?
Puis-je moi-même éviter le débat entre science et société ? Il est indissociable de ma réflexion et de mon travail.
L’évolution des mentalités peut être bien plus lente et plus difficile que la découverte elle-même. Néanmoins,
une fois celle-ci acceptée, on peut compter sur la transmission du savoir, véritable génétique sans code
physique, propre aux humains, pour pérenniser les bénéfices escomptés. Le silex a davantage servi à faire du
feu et à chasser pour manger qu’à tuer son prochain. De même, les observations de Pasteur et de Lister1
n’ont pas mené à la guerre bactériologique, mais elles sont encore mises à profit par des milliards
d’individus. Hiroshima et Tchernobyl sembleront loin quand l’énergie atomique sera devenue indispensable à
la survie de l’humanité. J’ai confiance à la survie de l’humanité. J’ai confiance dans une sagesse humaine
immanente, qui, probablement, ne fait que refléter l’instinct de préservation de notre espèce. Les réserves de
gaz asphyxiants et d’armes atomiques sont nombreuses dans notre monde troublé, mais malgré les coups de
semonce, suffisamment menaçants pour être dissuasifs, elles n’ont pas été utilisées. Mon pessimisme est
optimiste
Dans le domaine de la reproduction, la science offre aux hommes et aux femmes l’essence même de son
double rôle : éclairer la connaissance par la description des mécanismes biologiques, d’une part, et mettre au
point des méthodes d’intervention dont la diversité doit répondre à celle des situations, d’autre part. Donner à
chacun les moyens pratiques et psychologiques de faire face à la nature et à la dureté des épreuves auxquelles
elle nous confronte, telle doit être l’inspiration morale de la recherche et de l’action dans le domaine médical.
Il s’agit alors, sans imposer la prise en charge des individus par les experts du savoir scientifique, de créer les
conditions d’un choix véritable et lucide, et de l’offrir à chacun. Lorsque les problèmes scientifiques, affectifs et
moraux sont à ce point imbriqués, la science ne saurait donner de leçon de comportement individuel ou
collectif. Il appartient à la société de définir les conditions du choix et à chacun de l’exercer personnellement.
Etienne Baulieu
Le Monde - 25 mars 1994
1 Joseph Lister (1827-1912), chirurgien anglais qui, à la suite de travaux sur la gangrène, découvrit l’importance
de l’aseptie (1867) et l’appliqua à l’acte opératoire.
Liens utiles
- L'humanisme et la science
- SCIENCE ET HUMANISME
- Étudiez ce texte de A. Renaudet (Dictionnaire des Lettres françaises, XVIe siècle, sous la direction de Mgr Grente, Fayard, 1951) : «L'humanisme est une éthique de confiance en la nature humaine. Orienté à la fois vers l'étude et la vie, il prescrit pour but et pour règle, à l'individu comme à la société, de tendre sans cesse vers une existence plus haute. Il commande à l'homme un effort constant pour réaliser en lui le type idéal de l'homme, à la société un effort constant pour réalis
- La science à la Renaissance - Science et humanisme
- LA SCIENCE DE LA LANGUE ET LE STRUCTURALISME