Pierre BOURDIEU, Le Nouvel Observateur, 12 au 18 septembre 1986, «Les grandes causes, ça existe encore ? »
Publié le 21/06/2012
Extrait du document
propos recueillis par Didier Eribon.
« D'abord défendre les intellectuels ... «
... Pour ma part, je pense que s'il y a une grande cause aujourd'hui,
c'est la défense des intellectuels. Parce que s'il n'y a plus d'intellectuels,
il n'y aura plus de défenseurs des grandes causes. Actuellement,
on cherche à déconsidérer une manière de vivre la vie intellectuelle qui
s'est inventée peu à peu tout au long du XIXe siècle. Certains essaient
même de se faire une réputation de maître penseur en dénonçant les _
maîtres à penser, les gourous, etc. ? Et ceux qui aujourd'hui lancent
les dénonciations sont les premiers (c'est facile à vérifier) à se précipiter
sur les micros et dans les journaux pour tenter de jouer le rôle qu'ils
dénoncent. D'ailleurs, soit dit en passant, ceux qui ont écrit les pamphlets
les plus retentissants (à très court terme !) sur les intellectuels,
«
dans le passé et le présent, ont en commun de ne briller ni par leur
créativité ni
par leur générosité.
Je ne sais pas si vous avez remarqué le langage employé lorsque l'on
rend compte de certains de ces pamphlets : Untel exécute Sartre et Fou
cault.
..
Nous sommes bien dans la logique du meurtre symbolique, qui
dans certaines circonstances devient réel.
Avez-vous remarqué le nom
bre de fois
où l'on se délecte d'annoncer la fin de quelque chose : la
fin des gourous, des intellectuels engagés,
du structuralisme, etc.
? Je
crois que la tentation de l'anti-intellectualisme est toujours très forte
dans le milieu intellectuel,
d'autant plus forte qu'on va vers les intel
lectuels les moins reconnus selon les critères propres
du milieu.
Mais
il y a aussi l'anti-intellectualisme permanent des puissants de
tous les bords.
Et les gouvernants de gauche, qui ont tendance à se
prendre
pour des intellectuels, ont montré qu'ils ne sont pas moins fer
més à la critique intellectuelle que les gouvernants de droite.
Cet anti-intellectualisme est,
je dirais, structural.
Mais il est
aujourd'hui conjoncturellement renforcé.
D'abord parce que le grand
ébranlement de Mai 68, qui a secoué l'establishment dans le monde
entier, a laissé des traces durables.
Une intelligentsia conservatrice,
jusque-là dominée et défensive, s'est constituée, mobilisée, s'est dotée
d'instruments d'expression propres et s'est organisée en groupes
d'intervention.
Disons que le symbole en serait
« Commentaire » et « Commen
tary
».
Ensuite, la plupart des pays occidentaux sont entrés dans une phase
de restauration conservatrice.
Et l'histoire le montre : si grande que
soit l'autonomie
du monde intellectuel, les intellectuels ne sont jamais
insensibles aux déplacements
du centre de gravité des pouvoirs.
D'autant
que dans le cas de la France le désenchantement apporté par les quatre
ou cinq ans de gouvernement de gauche tend à démobiliser ou à démo
raliser, parfois
jusqu'au cynisme, tous ceux qui ne savent plus à quelle
cause se vouer.
Les intellectuels ne peuvent
jouer un rôle que s'ils ont, évidemment,
la liberté de le faire, et s'ils ont, et c'est l'essentiel, la conviction néces
saire
pour le faire, c'est-à-dire le sentiment d'avoir un pouvoir, une
efficacité et
un devoir.
C'est pourquoi ma défense des intellectuels n'a
rien de corporatiste.
Elle vise à redonner le moral à un groupe qui croit
avoir reçu en héritage,
au moins en France, de Zola en Gide, de Sartre
en Foucault, une mission de défense de l'universel.
On peut penser ce
que
l'on voudra de leurs motivations, il reste que dans certaines occa
sions les intellectuels se sentent tenus de défendre des causes désinté
ressées,
et du coup, ils le font.
C'est cela qu'il faut sauver.
Et pour
le sauver, il faut inventer de nouvelles formes d'action.
Les intellec
tuels
n'ont rien inventé en la matière depuis l'affaire Dreyfus et la péti
tion.
Il faut concevoir des formes d'organisation permettant
d'avoir
une sorte d'« intellectuel collectif» : cela contre toutes les formes de
détournement narcissique de l'action.
Et aussi pour cumuler les com
pétences critiques
et constructives..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- L'opinion Publique N'existe Pas, Pierre Bourdieu
- Alain Finkielkraut, Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984 (Texte)
- Exposé basé sur ''L'opinion publique n'existe pas'' tiré de l'ouvrage Questions de sociologie écrit pas Pierre BOURDIEU
- Exposé Pierre Bourdieu la Domination Masculine
- HÉRITIERS: LES ÉTUDIANTS ET LA CULTURE (Les) Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron