pays, et j'ai pensé que vous prendriez celle-là. La vérité, c'est que je suis sorti pour vous, non pas que je vous donne cela pour excuse, mais j'ai pensé qu'arrivant de la campagne, vous seriez bien aise de goûter un petit fruit après votre dîner, et je suis allé moi-même au marché de Covent Garden pour en avoir de bons. » Pour une raison à moi connue, j'éprouvais la même impression que si mes yeux allaient me sortir de la tête ; je le remerciai de son attention intempestive, et je me demandais si c'était un rêve. « Mon Dieu ! dit M. Pocket junior, cette porte est si dure... » Comme il allait mettre les fraises en marmelade, en se débattant avec la porte, et laisser tomber les sacs en papier qui étaient sous son bras, je le priai de me permettre de les tenir. Il me les confia avec un agréable sourire ; puis il se battit derechef avec la porte comme si c'eût été une bête féroce ; elle céda si subitement, qu'il fut rejeté sur moi, et que moi, je fus rejeté sur la porte d'en face. Nous éclatâmes de rire tous deux. Mais je sentais encore davantage mes yeux sortir de ma tête, et j'étais de plus en plus convaincu que tout cela était un rêve. « Entrez donc, je vous prie, dit M. Pocket junior, permettez-moi de vous montrer le chemin. C'est un peu dénudé ici, mais j'espère que vous vous y conviendrez jusqu'à lundi. Mon père a pensé que vous préféreriez passer la soirée de demain avec moi plutôt qu'avec lui, et si vous avez envie de faire une petite promenade dans Londres, je serai certainement très heureux de vous faire voir la ville. Quant à notre table, vous ne la trouverez pas mauvaise, j'espère ; car elle sera servie par le restaurant de la maison, et (est-il nécessaire de le dire) à vos frais. Telles sont les recommandations de M. Jaggers. Quant à notre logement, il n'est pas splendide, parce que j'ai mon pain à gagner et mon père n'a rien à me donner ; d'ailleurs je ne serais pas disposé à rien recevoir de lui, en admettant qu'il pût me donner quelque chose. Ceci est notre salon, juste autant de chaises, de tables, de tapis, etc., qu'on a pu en détourner de la maison. Vous n'avez pas à me remercier pour le linge de table, les cuillers, les fourchettes, parce que je les fais venir pour vous du restaurant. Ceci est ma petite chambre à coucher ; c'est un peu moisi, mais tout ce qui a appartenu à la maison Barnard est moisi. Ceci est votre chambre, les meubles ont été loués exprès pour vous ; j'espère qu'ils vous suffiront. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous le procurerai. Ces chambres sont retirées, et nous y serons seuls ; mais nous ne nous battrons pas, j'ose le dire. Mais, mon Dieu ! pardonnez-moi, vous tenez les fruits depuis tout ce temps ; passez-moi ces paquets, je vous prie, je suis vraiment honteux... » Pendant que j'étais placé devant M. Pocket junior, occupé à lui redonner les paquets, une..., deux... je vis dans ses yeux le même étonnement que je savais être dans les miens, et il dit en se reculant : « Que Dieu me bénisse ! vous êtes le jeune garçon que j'ai trouvé rôdant... - Et vous, dis-je, vous êtes le jeune homme pâle de la brasserie ! » XXII Le jeune homme pâle et moi, nous restâmes en contemplation l'un devant l'autre, dans la chambre de l'Hôtel Barnard, jusqu'au moment où nous partîmes d'un grand éclat de rire. « Est-il possible !... Est-ce bien vous ? dit-il. - Est-il possible ! Est-ce bien vous ? » dis-je. Et puis nous nous contemplâmes de nouveau, et de nouveau nous nous remîmes à éclater de rire. « Eh bien ! dit le jeune homme pâle en avançant sa main d'un air de bonne humeur, c'est fini, j'espère, et vous serez assez magnanime pour me pardonner de vous avoir battu comme je l'ai fait ? » Je compris à ce discours que M. Herbert Pocket (car Herbert était le prénom du jeune homme pâle), confondait encore l'intention et l'exécution ; mais je fis une réponse modeste, et nous nous serrâmes chaleureusement les mains. « Vous n'étiez pas encore en bonne passe de fortune à cette époque ? dit Herbert Pocket. - Non, répondis-je. - Non, répéta-t-il, j'ai appris que c'était arrivé tout dernièrement. Je cherchais moi-même quelque bonne occasion de faire fortune à ce moment. - En vérité ? - Oui, miss Havisham m'avait envoyé chercher pour voir si elle pourrait me prendre en affection, mais elle ne l'a pas pu... ou dans tous les cas elle ne l'a pas fait. » Je crus poli de remarquer que j'en étais très étonné. « C'est une preuve de son mauvais goût ! dit Herbert en riant ; mais c'est un fait. Oui, elle m'avait envoyé chercher pour une visite d'essai, et si j'étais sorti avec succès de cette épreuve, je suppose qu'on aurait pourvu à mes besoins ; peut-être aurais-je été le..., comme vous voudrez l'appeler, d'Estelle. - Qu'est-ce que cela ? » demandai-je tout à coup avec gravité. Il était occupé à arranger ses fruits sur une assiette, tout en parlant ; c'est probablement ce qui détournait son attention, et avait été cause que le vrai mot ne lui était pas venu. « Fiancé ! reprit-il, promis... engagé... comme vous voudrez, ou tout autre mot de cette sorte. - Comment avez-vous supporté votre désappointement ? demandai-je. - Bah ! dit-il, ça m'était bien égal. C'est une sauvage. - Miss Havisham ? dis-je. - Je ne dis pas cela pour elle : c'est d'Estelle que je voulais parler. Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier point ; elle a été élevée par miss Havisham pour exercer sa vengeance sur tout le sexe masculin. - Quel est son degré de parenté avec miss Havisham ? - Elle ne lui est pas parente, dit-il ; mais miss Havisham l'a adoptée. - Pourquoi se vengerait-elle sur tout le sexe masculin ? comment cela ?... - Comment, monsieur Pip, dit-il, ne le savez-vous pas ? - Non, dis-je. - Mon Dieu ! mais c'est toute une histoire, nous la garderons pour le dîner. Et maintenant, permettez-moi de vous faire une question. Comment étiez-vous venu là le jour que vous savez ? » Je le lui dis, et il m'écouta avec attention jusqu'à ce que j'eusse fini ; puis il se mit à rire de nouveau, et il me demanda si j'en avais souffert dans la suite. Je ne lui fis pas la même question, car ma conviction sur ce point était parfaitement établie. « M. Jaggers est votre tuteur, à ce que je vois, continua-t-il. - Oui. - Vous savez qu'il est l'homme d'affaires et l'avoué de miss Havisham, et qu'il a sa confiance quand nul autre ne l'a ? » Ceci m'amenait, je le sentais, sur un terrain dangereux. Je répondis, avec une contrainte que je n'essayai pas de déguiser, que j'avais vu M. Jaggers chez miss Havisham le jour même de notre combat ; mais que c'était la seule fois, et que je croyais qu'il n'avait, lui, aucun souvenir de m'avoir jamais vu. « Il a eu l'obligeance de proposer mon père pour être votre précepteur, et il est venu le voir à ce sujet. Sans doute il avait connu mon père par ses rapports avec miss Havisham. Mon père est le cousin de miss Havisham, non pas que cela implique des relations très suivies entre eux, car il n'est qu'un bien mauvais courtisan, et il ne cherche pas à se faire bien voir d'elle. » Herbert Pocket avait des manières franches et faciles qui étaient très séduisantes. Je n'avais jamais vu personne alors, et je n'ai jamais vu personne depuis qui exprimât plus fortement, tant par la voix que par le regard, une incapacité naturelle de faire quoi que ce soit de vil ou de dissimulé. Il y avait quelque chose de merveilleusement confiant dans tout son air, et, en même temps, quelque chose me disait tout bas qu'il ne réussirait jamais et qu'il ne serait jamais riche. Je ne sais pas comment cela se faisait. J'eus cette conviction absolue dès le premier jour de notre rencontre et avant de nous mettre à table ; mais je ne saurais définir par quels moyens. C'était toujours un jeune homme pâle ; il avait dans toute sa personne une certaine langueur acquise, qu'on découvrait même au milieu de sa belle humeur et de sa gaieté, et qui ne semblait pas indiquer une nature vigoureuse. Son visage n'était pas beau, mais il était mieux que beau, car il était extrêmement gai et affable. Son corps était un peu gauche, comme dans le temps où mes poings avaient pris avec lui les libertés qu'on connaît ; mais il semblait de ceux qui doivent toujours paraître légers et jeunes. Les confections locales de M. Trabb l'auraient-elles habillé plus gracieusement que moi ? C'est une question. Mais ce dont je suis certain, c'est qu'il portait ses habits, quelque peu vieux, beaucoup mieux que je ne portais les miens, qui étaient tout neufs. Comme il se montrait très expansif, je sentis que pour des gens de nos âges la réserve de ma part serait peu convenable en retour. Je lui racontai donc ma petite histoire, en répétant à plusieurs reprises, et avec force, qu'il m'était interdit de rechercher quel était mon bienfaiteur. Je lui dis un peu plus tard, qu'ayant été élevé en forgeron de campagne, et ne connaissant que fort peu les usages de la politesse, je considérerais comme une grande bonté de sa part qu'il voulût bien m'avertir à demi-mot toutes les fois qu'il me verrait sur le point de faire quelque sottise. « Avec plaisir, dit-il, bien que je puisse prédire que vous n'aurez pas besoin d'être averti souvent. J'aime à croire que nous serons souvent ensemble, et je serais bien aise de bannir sur-le-champ toute espèce de contrainte entre nous. Vous plaît-il de m'accorder la faveur de commencer dès à présent à m'appeler par mon nom de baptême, Herbert ? » Je le remerciai, en disant que je ne demandais pas mieux et, en échange, je l'informai que mon nom de baptême était Philip. « Je ne donne pas dans Philip, dit-il en souriant, cela sonne mal et me rappelle l'enfant de la fable du syllabaire, qui est un paresseux et tombe dans une mare, ou bien qui est si gras qu'il ne peut ouvrir les yeux et par conséquent rien voir, ou si avare qu'il enferme ses gâteaux jusqu'à ce que les souris les mangent, ou si déterminé, qu'il va dénicher des oiseaux et est mangé par des ours, qui vivent très près dans le voisinage. Je vais vous dire ce qui me conviendrait. Nous sommes en bonne harmonie, et vous avez été forgeron, rappelez-vous le... Cela vous serait-il égal ?... - Tout ce que vous me proposerez me sera égal, répondis-je ; mais je ne vous comprends pas. - Vous serait-il égal que je vous appelasse Haendel ? Il y a un charmant morceau de musique de Haendel, intitulé l'Harmonieux forgeron. - J'aimerais beaucoup ce nom. - Alors, mon cher Haendel, dit-il en se retournant comme la porte s'ouvrait, voici le dîner, et je dois vous prier de prendre le haut de la table, parce que c'est vous qui m'offrez à dîner. » Je ne voulus rien entendre à ce sujet. En conséquence, il prit le haut de la table et je me mis en face de lui. C'était un excellent petit dîner, qui alors me parut un véritable festin de Lord Maire ; il avait d'autant plus de valeur, qu'il était mangé dans des circonstances particulières, car il n'y avait pas de vieilles gens avec nous, et nous avions Londres tout autour de nous ; mais ce plaisir était encore augmenté par un certain laisser-aller bohème qui présidait au banquet ; car, tandis que la table était, comme l'aurait pu dire M. Pumblechook, le temple du luxe, étant entièrement fournie par le restaurant, l'encadrement de la pièce où nous nous tenions était comparativement mesquin, et avait une apparence