Paul Valéry, Variété IV
Publié le 27/04/2011
Extrait du document
Vertu, Messieurs, ce mot Vertu est mort, ou, du moins, il se meurt. Vertu ne se dit plus qu'à peine. Aux esprits d'aujourd'hui, il ne vient plus s'offrir de soi, comme une expression spontanée de la pensée d'une réalité actuelle. Il n'est plus un de ces éléments immédiats du vocabulaire vivant en nous, dont la facilité et la fréquence manifestent les véritables exigences de notre sensibilité et de notre intellect. Il y a, en quelque sorte, fort peu de chances pour l'appel de ce mot dans notre activité intérieure, et il y a gros à parier que l'on peut vivre et réfléchir, agir et méditer toute une année, sans que la nécessité de l'articuler ou de le penser soit une seule fois ressentie. Quant à moi, je l'avoue, — je me risque à vous en faire l'aveu, — je ne l'ai jamais entendu... Ou plutôt, ce qui est bien plus grave, je ne l'ai jamais entendu que remarquablement rare et toujours ironiquement dit, dans les propos du monde ; ce qui pourrait signifier que je ne hante qu'un monde assez mauvais, si je n'ajoutais qu'il ne me souvient pas non plus de l'avoir lu dans les livres de notre temps les plus généralement lus, et même, dans les plus estimés. Enfin je ne vois pas de journal qui l'imprime, ni — je le crains — qui osât l'imprimer sans se jouer de lui. (...) Cette remarque se fortifie de quelques observations du même ordre, toujours limitées au langage. Nous voyons se raréfier divers autres mots, ou diverses locutions, qui qualifiaient ou désignaient jadis ce que l'on jugeait le meilleur ou le plus précieux et le plus délicat dans l'être moral. On ne dit plus guère d'un homme qu'il est homme de bien ; honneur, lui-même, périclite ; la statistique ne lui est guère favorable. Homme d'honneur, parole d'honneur, affaire d'honneur, ce sont là des locutions à demi-mortes et dont on ne voit pas facilement par quoi la langue de l'usage actuel les remplace. J'entends : la langue de l'usage actuel vrai, car il faut avouer que ce que nous nommons entre nous le bon usage, n'est guère, hélas, qu'une conception de notre Académie. Je ne veux pas, Messieurs, faire ici une sorte de contre-épreuve, et rechercher sans désemparer si des termes jadis fort mal notés, qui, pour cause de bassesse ou d'infamie, étaient exclus des conversations de la société et des livres avouables, ne sont pas aujourd'hui articulés fort nettement ou imprimés avec une liberté généralisée, et même une facilité assez étonnante. Les salons, quelquefois, en entendent de belles. Le théâtre lui-même est souvent assez fort (...). Qui sommes-nous? Ou plutôt : quels sommes-nous, nous autres d'aujourd'hui, qui renonçons, sans même en avoir conscience, à nommer la venu, et peut-être, à sentir vivre en nous l'idée auguste que ce nom rappelait jadis dans toute sa force ? Ce renoncement que j'ai tâché de vous rendre sensible, marque-t-il un changement substantiel dans l'homme moral? Notre siècle aura-t-il apporté, parmi tant d'autres nouveautés excessives, et parfois inhumaines, une modification si grande et si détestable dans ce que je nommerai la sensibilité éthique des individus, dans l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes et de leurs semblables, dans le prix qu'ils attachent à la conduite et aux conséquences des actes, que l'on doive admettre que l'âge du bien et du mal est un âge révolu ; que le vice et la vertu ne sont plus que des cariatides de musée, des figures symétriques d'une mythologie primitive ; que les scrupules, le désintéressement, le don de soi-même, les sacrifices, ce sont des délicatesses surannées, des curiosités psychologiques, ou bien des complications et des efforts dont l'existence des modernes ne peut plus s'embarrasser, et que la formation précise de leurs esprits ne leur permet même plus de comprendre ? Paul Valéry, Variété IV, 1938. Vous ferez d'abord de ce texte, à votre gré, un résumé (en suivant le fil du développement) ou une analyse (en mettant en relief la structure logique de la pensée). Dans une seconde partie, que vous intitulerez discussion, vous dégagerez du texte un problème qui offre une réelle consistance et qui vous aura intéressé. Vous en préciserez les éléments et vous exposerez vos vues personnelles sous la forme d'une argumentation ordonnée menant à une conclusion.
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- L'esprit de l'auteur, qu'il le veuille, qu'il le sache, ou non, est comme accordé sur l'idée qu'il se fait nécessairement de son lecteur; et donc le changement d'époque, qui est un changement de lecteur, est comparable à un changement dans le texte même, changement toujours imprévu et incalculable.» Paul Valéry, «Au sujet d'Adonis», Variété. En vous référant à votre expérience de lecteur, vous direz quelles réflexions vous inspire cette remarque de Paul Valéry.