Paul Valéry, Regards sur le monde actuel.
Publié le 23/04/2011
Extrait du document
« Culture, civilisation, ce sont des noms assez vagues que l'on peut s'amuser à différencier, à opposer ou à conjuguer. Je ne m'y attarderai pas. Pour moi, je vous l'ai dit, il s'agit d'un capital qui se forme, qui s'emploie, qui se conserve, qui s'accroît, qui périclite, comme tous les capitaux imaginables — dont le plus connu est, sans doute, ce que nous appelons notre corps... « De quoi est composé ce capital Culture ou Civilisation ? Il est d'abord constitué par des choses, des objets matériels — livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu'un lingot d'or, un hectare de bonne terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l'absence d'hommes qui en ont besoin et qui savent s'en servir. Notez ces deux conditions. Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi, l'existence d'hommes qui aient besoin de lui et qui puissent s'en servir — c'est-à-dire d'hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité ; et qui sachent, d'autre part, acquérir ou exercer ce qu'il faut d'habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l'arsenal de documents et d'instruments que les siècles ont accumulé. « Je dis que le capital de notre culture est en péril. Il l'est sous plusieurs aspects. Il l'est de plusieurs façons. Il l'est brutalement. Il l'est insidieusement. Il est attaqué par plus d'un. Il est dissipé, négligé, avili par nous tous. Les progrès de cette désagrégation sont évidents. J'en ai donné ici même des exemples à plusieurs reprises. Je vous ai montré de mon mieux à quel point toute la vie moderne constitue, sous des apparences souvent très brillantes et très séduisantes, une véritable maladie de la culture, puisqu'elle soumet cette richesse qui doit s'accumuler comme une richesse naturelle, ce capital qui doit se former par assises progressives dans les esprits, elle la soumet à l'agitation générale du monde, propagée, développée par l'exagération de tous les moyens de communication. « A ce point d'activité, les échanges trop rapides sont fièvre, la vie devient dévoration de la vie. « Secousses perpétuelles, nouveautés, nouvelles, instabilité essentielle devenue un véritable besoin, nervosité généralisée par tous les moyens que l'esprit a lui-même créés. On peut dire qu'il y a du suicide dans cette forme ardente et superficielle d'existence du monde civilisé. « Comment concevoir l'avenir de la culture quand l'âge que l'on a permet de comparer ce qu'elle fut naguère avec ce qu'elle devient ? Voici un simple fait que je propose à vos réflexions comme il s'est imposé aux miennes. « J'ai assisté à la disparition progressive d'êtres extrêmement précieux pour la formation régulière de notre capital idéal, aussi précieux que les créateurs eux-mêmes. J'ai vu disparaître un à un ces connaisseurs, ces amateurs inappréciables qui, s'ils ne créaient pas les œuvres mêmes, en créaient la véritable valeur ; c'étaient des juges passionnés, mais incorruptibles, pour lesquels ou contre lesquels il était beau de travailler. Ils savaient lire : vertu qui s'est perdue. Ils savaient entendre, et même écouter. Ils savaient voir. C'est dire que ce qu'ils tenaient à relire, à réentendre ou à revoir, se constituait, par ce retour, en valeur solide. Le capital universel s'en accroissait. « Je ne dis pas qu'ils soient tous morts et qu'il n'en doive naître jamais plus. Mais je constate avec regret leur extrême raréfaction. Ils avaient pour profession d'être eux-mêmes et de jouir, en toute indépendance, de leur jugement, qu'aucune publicité, aucun article ne touchait. « La vie intellectuelle et artistique la plus désintéressée et la plus ardente était leur raison d'être. « Il n'était pas de spectacle, d'exposition, de livre auquel ils ne donnassent une attention scrupuleuse. On les qualifiait parfois d'hommes de goût, avec quelque ironie, mais l'espèce est devenue si rare que le mot lui-même n'est plus tenu pour un quolibet. C'est là une perte considérable, car rien n'est plus précieux pour lé créateur que ceux qui peuvent apprécier son ouvrage et surtout donner au soin de son travail, à la valeur de travail du travail, cette évaluation dont je parlais tout à l'heure, cette estimation qui fixe, hors de la mode et de l'effet d'un jour, l'autorité d'une œuvre et d'un nom. « Aujourd'hui, les choses vont très vite, les réputations se créent rapidement et s'évanouissent de même. Rien ne se fait de stable, car rien ne se fait pour le stable. « Comment voulez-vous que l'artiste ne sente pas sous les apparences de la diffusion de l'art, de son enseignement généralisé, toute la futilité de l'époque, la confusion des valeurs qui s'y produit, toute la facilité qu'elle favorise? « S'il donne à son travail tout le temps et le soin qu'il peut leur donner, il le donne avec le sentiment que quelque chose de ce travail s'imposera à l'esprit de celui qui le lit ; il espère qu'on lui rendra par une certaine qualité et line certaine durée d'attention, un peu du mal qu'il s'est donné en écrivant sa page. « Avouons que nous le payons fort mal... Ce n'est pas notre faute, nous sommes accablés de livres. Nous sommes surtout harcelés de lectures d'intérêt immédiat et violent. Il y a dans les feuilles publiques une telle diversité, une telle incohérence, une telle intensité de nouvelles (surtout par certains jours) que le temps que nous pouvons donner par vingt-quatre heures à la lecture en est entièrement occupé, et les esprits troublés, agités ou surexcités. « L'homme qui a un emploi, l'homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu'il la fasse chez lui, ou dans le tramway, ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries incohérentes, les ragots et les faits moins divers, dont le pêle-mêle et l'abondance semblent faits pour ahurir et simplifier grossièrement les esprits. « Notre homme est perdu pour le livre... Ceci est fatal et nous n'y pouvons rien. « Tout ceci a pour conséquence une diminution réelle de la culture ; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l'esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes ou violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant. « Paul Valéry, Regards sur le monde actuel. • Vous fournirez d'abord, de ce texte, soit un résumé en respectant l'ordre adopté par l'auteur, soit une analyse librement ordonnée explicitant les pensées de l'auteur et soulignant leur importance relative.
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