Paul VALÉRY. La futilité et la perte de la sensibilité. (La politique de l'esprit : « Variété III »)
Publié le 22/03/2011
Extrait du document
« Si donc le monde suit une certaine pente sur laquelle il est déjà assez engagé, il faut dès aujourd'hui considérer comme en voie de disparition rapide les conditions dans lesquelles, et grâce auxquelles, ce que nous admirons le plus, ce qui a été fait de plus admirable jusqu'ici a été créé et a pu produire ses effets. Tout concorde à diminuer les chances de ce qui pourrait être ou plutôt de ce qui aurait pu être de plus noble et de plus beau. Comment se peut-il ? J'observe d'abord très facilement qu'il y a chez nous une diminution, une sorte d'obnubilation générale de la sensibilité. Nous autres modernes, nous sommes fort peu sensibles. L'homme moderne a les sens obtus, il supporte le bruit que vous savez, il supporte les odeurs nauséabondes, les éclairages violents et follement intenses ou contrastés ; il est soumis à une trépidation perpétuelle ; il a besoin d'excitants brutaux, de sons stridents, de boissons infernales, d'émotions brèves et bestiales. Il supporte l'incohérence, il vit dans le désordre mental.
D'autre part, ce travail de l'esprit auquel nous devons tout nous est parfois devenu trop facile. Le travail mental coordonné est muni aujourd'hui de moyens très puissants qui le rendent plus aisé, parfois au point de le supprimer. On a créé des symboles, il existe des machines qui dispensent de l'attention, qui dispensent du travail patient et difficile de l'esprit ; plus nous irons, plus les méthodes de symbolisation et de graphie rapide se multiplieront. Elles tendent à supprimer l'effort de raisonner. Enfin, les conditions de la vie moderne tendent inévitablement, implacablement, à égaliser les individus, à égaliser les caractères ; et c'est malheureusement et nécessairement sur le type le plus bas que la moyenne tend à se réduire. La mauvaise monnaie chasse la bonne. Autre danger : je remarque que la crédulité et la naïveté sont en voie de développement inquiétant. J'observe depuis quelques années un nombre nouveau de superstitions qui n'existaient pas il y a vingt ans, en France, et qui s'introduisent peu à peu, même dans les salons. On voit des personnes fort distinguées frapper le bois des fauteuils et pratiquer des actes conjuratoires et fiduciaires. D'ailleurs, un des traits les plus frappants du monde actuel est la futilité; je puis dire, sans risquer d'être trop sévère : nous sommes partagés entre la futilité et l'inquiétude. Nous avons les plus beaux jouets que l'homme ait jamais possédés : nous avons l'auto, nous avons le yo-yo, nous avons la T.S.F. et le cinéma ; nous avons tout ce que le génie a pu créer pour transmettre, avec la vitesse de la lumière, des choses qui ne sont pas toujours de la plus haute qualité. Que de divertissements ! Jamais tant de joujoux ! Mais que de préoccupations ! Jamais tant d'alarmes ! Que de devoirs enfin ! Devoirs dissimulés dans le confort lui-même! Devoirs que la commodité, le souci du lendemain multiplient de jour en jour, car l'organisation toujours plus parfaite de la vie nous capte aussi dans un réseau, de plus en plus serré, de règles et de contraintes, dont beaucoup nous sont insensibles ! Nous n'avons pas conscience de tout ce à quoi nous obéissons. Le téléphone sonne, nous y courons ; l'heure sonne, le rendez-vous nous presse... Songez à ce que sont, pour la formation de l'esprit, les horaires de travail, les horaires de transport, les commandements croissants de l'hygiène, jusqu'aux commandements de l'orthographe qui n'existaient pas jadis, jusqu'aux passages cloutés... Tout nous commande, tout nous presse, tout nous prescrit ce que nous avons à faire, et nous prescrit de le faire automatiquement. L'examen des réflexes devient le principal des examens d'aujourd'hui. Il n'est pas jusqu'à la mode qui n'ait introduit une discipline de la fantaisie, une police de l'imitation qui soumet à de secrètes combinaisons commerciales l'esthétique d'un jour... Enfin, de toute façon, nous sommes circonscrits, dominés par une réglementation occulte ou sensible, qui s'étend à tout, et nous sommes ahuris par cette incohérence d'excitations qui nous obsède et dont nous finissons par avoir besoin. Ne sont-ce pas là des conditions détestables pour la production ultérieure d'œuvres comparables à celles que l'humanité a faites dans les siècles précédents ? Nous avons perdu le loisir de mûrir, et, si nous rentrons en nous-mêmes, nous autres artistes, nous n'y trouvons plus cette autre vertu des anciens créateurs de beauté : le dessein de durer. « Présentez une contraction de ce texte sous la forme d'un résumé ou d'une analyse ; puis dégagez du texte une question qui a retenu votre intérêt et dont vous préciserez les données ; enfin exposez, en les justifiant, vos vues personnelles sur cette question.
Liens utiles
- Paul Valéry, «Politique de l'Esprit», Variété III
- LA VIE MODERNE ET LA SENSIBILITÉ de Paul VALÉRY, Variété III. Commentaire
- L'esprit de l'auteur, qu'il le veuille, qu'il le sache, ou non, est comme accordé sur l'idée qu'il se fait nécessairement de son lecteur; et donc le changement d'époque, qui est un changement de lecteur, est comparable à un changement dans le texte même, changement toujours imprévu et incalculable.» Paul Valéry, «Au sujet d'Adonis», Variété. En vous référant à votre expérience de lecteur, vous direz quelles réflexions vous inspire cette remarque de Paul Valéry.
- Paul Valéry écrit : «... Mais enfin le temps vient que l'on sait lire, - événe-ment capital -, le troisième événement capital de notre vie. Le premier fut d'apprendre à voir ; le second, d'apprendre à marcher ; le troisième est celui-ci, la lecture, et nous voici en possession du trésor de l'esprit universel. Bientôt, nous sommes captifs de la lecture, enchaînés par la facilité qu'elle nous offre de connaître, d'épouser sans effort quantité de destins extraordinaires, d'éprouver des se
- Expliquez et appréciez ces lignes de Paul Valéry : “On ne fait pas de la politique avec un bon coeur; mais davantage, ce n'est pas avec des absences et des rêves que l'on impose à la parole de si précieux et de si rares ajustements. La véritable condition d'un véritable poète est ce qu'il y a de plus distinct de l'état de rêve. Je n'y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice.» (Variét