P.-A. TOUCHARD. L'homme a-t-il besoin du théâtre ? (Dionysos, apologie pour le théâtre.)
Publié le 22/03/2011
Extrait du document
Le dieu de l'art dramatique est avant tout un dieu de dépassement, le dieu de la poésie frénétique, de la libération vertigineuse des sentiments. On n'a voulu longtemps voir en lui que le dieu grossier des plaisirs faciles : mais Eschyle autant qu'Aristophane est son serviteur, comme tous ceux qui ont exprimé avec quelque ferveur et intense sincérité le mystère passionné des exaltations refoulées. Tel apparaît être, en effet, ce que, par un abus du terme, on peut appeler « le but « du théâtre : montrer à l'homme jusqu'à quel point extrême peuvent aller son amour, sa haine, sa colère, sa joie, sa crainte, sa cruauté, lui faire prendre conscience de ses virtualités, de ce qu'il serait en un monde sans entraves où n'interféreraient plus la générosité et l'économie domestique, la colère et la morale, l'amour et le souci de la réputation, la haine et la crainte du gendarme. C'est la vision de cet univers, où l'homme pourrait enfin se révéler à soi-même, que le spectateur demande à l'œuvre dramatique. C'est le besoin conscient ou non de cette vision qui accroche au cœur de l'homme la passion du spectacle : c'est lui que tâche de satisfaire l'enfant qui joue au mécanicien ou à l'épicière, le spectateur d'Eschyle qui s'apitoie sur les Perses, celui d'Aristophane qui ridiculise Socrate, celui du Cid qui poétise la jeunesse, de Phèdre qui se livre à sa passion, ou celui de M. Bernstein qui se repaît des puissances de l'argent. Les philosophies, les religions, les morales, les politiques ont tour à tour exploité la constatation de ce besoin et essayé de le justifier. Platon condamnait la poésie au nom de la morale qui n'y avait que faire. A la suite d'Aristote, dont ils interprétaient sans doute à tort la théorie de la « purgation « tous les théoriciens du théâtre se sont fourvoyés dans les mêmes obscurs sentiers de la morale, cherchant à justifier le théâtre par son utilité. Toutes les déviations de l'art dramatique sont venues de ce qu'on a tenté ainsi de l'asservir à une mission humaine, de le légitimer, comme s'il était un mal en soi, en démontrant que ses conséquences peuvent être morales. Mais le théâtre n'est en soi ni un bien ni un mal. Il est le reflet, le miroir, l'expression sensible d'un fait psychologique aussi peu discutable, aussi irréductiblement hostile à se voir affecté d'un signe de moralité que le sont l'instinct de la conservation ou les lois de l'association des idées. Ce fait psychologique, encore une fois, c'est le besoin propre à l'homme d'éprouver sans cesse les limites extrêmes de sa puissance ou de sa faiblesse, c'est-à-dire de sa puissance encore dans le mal.
Mais ce besoin d'exercer sa puissance n'est que la manifestation dans l'action d'un besoin plus profond encore qui est le besoin de liberté. Si « le plaisir s'ajoute à l'acte comme à la jeunesse sa fleur «, ainsi que le disait si joliment Aristote, c'est que l'acte en lui-même est affirmation de liberté, et que la liberté est toujours apparue à l'homme comme l'attribut essentiel de la divinité, c'est-à-dire comme le signe et la condition de l'accomplissement parfait de la personnalité. Or il est évident que nous sommes tous, sur quelque plan, gênés, « censurés « dans notre liberté d'agir. Et c'est précisément là où nous ne nous sentons point libres d'agir que la représentation de l'acte rêvé (par le roman, la danse, le cinéma ou le théâtre) nous apporte la nécessaire compensation. Mais cette compensation demeure incomplète pour le lecteur de roman ou le spectateur du cinéma. Ces arts envoûtent plus qu'ils ne libèrent : le bovarysme1 est une évasion, c'est-à-dire une autre forme de maladie, plus qu'une guérison. La « purgation « totale, vivifiante et saine, ne peut être obtenue que par le spectacle « vécu « d'une action accomplie par des hommes vivants, en chair et en os. C'est là le miracle propre à l'art dramatique auquel ne peut être comparé que le miracle obtenu par les révélations d'une cure psychanalytique. Vous ferez de ce texte un résumé ou une analyse en indiquant votre choix. Puis parmi les problèmes qu'il pose, vous en choisirez un auquel vous attachez un intérêt particulier, vous en préciserez les données, et vous exposerez, en les illustrant par des exemples, vos propres vues sur la question.
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- Pierre-Aimé Touchard, Dionysos, apologie pour le théâtre
- Commentez cette réflexion de P.-A. Touchard dans L'Amateur de théâtre ou la Règle du jeu: « Il y a une fatalité dans le roman comme il y a une fatalité au théâtre, mais la fatalité du roman est dans le personnage, celle du théâtre dans la situation. Le roman tend à nous faire souvenir que l'homme est déterminé par ses propres passions; le théâtre à nous rappeler que son destin demeure le jouet des événements. » ?
- M. Pierre-Aimé Touchard écrivait dans une étude récente sur Molière : « L’auteur dramatique n’est auteur que parce qu’il est lui-même le théâtre d’un incessant conflit qu’il ne peut ni résoudre ni dépasser, et dont il essaye de se délivrer en l’objectivant, en le dépliant sous nos yeux. » Vous examinerez quelques exemples pour expliquer et au besoin discuter cette assertion.
- « La vérité psychologique est le propre de l'observateur et du penseur: la vérité conventionnelle celui de l'homme de théâtre. Le théâtre est un art essentiellement de convention: il obéit à des lois particulières, toutes différentes de celles des autres genres littéraires. » A l'aide d'exemples précis choisis dans les pièces que vous connaissez, vous commenterez et discuterez au besoin ce jugement rapporté par Henry de Montherlant dans Notes sur mon théâtre.
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