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Monsieur Parent --Pauvre fille!

Publié le 11/04/2014

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Monsieur Parent --Pauvre fille! Est-ce que.... Connaissez-vous.... Mais il se tut brusquement. Puis, la voix changée, la figure pâlie soudain, il reprit: --Non, il vaut mieux que je ne parle plus de cela, ça me ravage. Puis, comme pour changer la marche de son esprit, il se leva. --Voulez-vous rentrer? --Je veux bien. Et il me précéda dans sa maison. Les pièces du bas étaient énormes, nues, tristes, semblaient abandonnées. Des assiettes et des verres traînaient sur des tables, laissés là par les serviteurs à peau basanée qui rôdaient sans cesse dans cette vaste demeure. Deux fusils pendaient à deux clous sur le mur; et, dans les encoignures, on voyait des bêches, des lignes de pêche, des feuilles de palmier séchées, des objets de toute espèce posés au hasard des rentrées et qui se trouvaient à portée de la main pour le hasard des sorties et des besognes. Mon hôte sourit: --C'est le logis, ou plutôt le taudis d'un exilé, dit-il, mais ma chambre est plus propre. Allons-y. Je crus, en y entrant, pénétrer dans le magasin d'un brocanteur, tant elle était remplie de choses, de ces choses disparates, bizarres et variées qu'on sent être des souvenirs. Sur les murs deux jolis dessins de peintres connus, des étoffes, des armes, épées et pistolets, puis, juste au milieu du panneau principal, un carré de satin blanc encadré d'or. Surpris, je m'approchai pour voir, et j'aperçus une épingle à cheveux piquée au centre de l'étoffe brillante. Mon hôte posa sa main sur mon épaule: --Voilà, dit-il en souriant, la seule chose que je regarde ici, et la seule que je voie depuis dix ans. M. Prudhomme proclamait: «Ce sabre est le plus beau jour de ma vie», moi, je puis dire: «Cette épingle est toute ma vie.» Je cherchais une phrase banale; je finis par prononcer: --Vous avez souffert par une femme? Il reprit brusquement: --Dites que je souffre comme un misérable... Mais venez sur mon balcon. Un nom m'est venu tout à l'heure sur les lèvres que je n'ai point osé prononcer, car si vous m'aviez répondu «morte», comme vous avez fait pour Sophie Astier, je me serais brûlé la cervelle, aujourd'hui même. Nous étions sortis sur le large balcon d'où l'on voyait deux golfes, l'un à droite, et l'autre à gauche, enfermés par de hautes montagnes grises. C'était l'heure crépusculaire où le soleil disparu n'éclaire plus la terre que par les reflets du ciel. L'ÉPINGLE 63 Monsieur Parent Il reprit: --Est-ce que Jeanne de Limours vit encore? Son oeil s'était fixé sur le mien, plein d'une angoisse frémissante. Je souris:--Parbleu... et plus jolie que jamais. --Vous la connaissez? --Oui. Il hésitait:--Tout à fait...? --Non. Il me prit la main:--Parlez-moi d'elle. --Mais je n'ai rien à en dire; c'est une des femmes, ou plutôt une des filles les plus charmantes et les plus cotées de Paris. Elle mène une existence agréable et princière, voilà tout. Il murmura: «Je l'aime» comme s'il eût dit: «Je vais mourir.» Puis, brusquement: --Ah! pendant trois ans ce fut une existence effroyable et délicieuse que la nôtre. J'ai failli la tuer cinq ou six fois; elle a tenté de me crever les yeux avec cette épingle que vous venez de voir. Tenez, regardez ce petit point blanc sous mon oeil gauche. Nous nous aimions! Comment pourrais-je expliquer cette passion-là? Vous ne la comprendriez point. Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deux coeurs et de deux âmes; mais il existe assurément un amour atroce, cruellement torturant, fait de l'invincible enlacement de deux êtres disparates qui se détestent en s'adorant. Cette fille m'a ruiné en trois ans. Je possédais quatre millions qu'elle a mangés de son air calme, tranquillement, qu'elle a croqués avec un sourire doux qui semblait tomber de ses yeux sur ses lèvres. Vous la connaissez? Elle a en elle quelque chose d'irrésistible! Quoi? Je ne sais pas. Sont-ce ces yeux gris dont le regard entre comme une vrille et reste en vous comme le crochet d'une flèche? C'est plutôt ce sourire doux, indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon d'un masque. Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d'elle comme un parfum, de sa taille longue, à peine balancée quand elle passe, car elle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peu traînante, jolie, et qui semble être la musique de son sourire, de son geste aussi, de son geste toujours modéré, toujours juste et qui grise l'oeil tant il est harmonieux. Pendant trois ans, je n'ai vu qu'elle sur la terre! Comme j'ai souffert! Car elle me trompait avec tout le monde! Pourquoi? Pour rien, pour tromper. Et quand je l'avais appris, quand je la traitais de fille et de gueuse, elle avouait tranquillement: «Est-ce que nous sommes mariés?» disait-elle. Depuis que je suis ici, j'ai tant songé à elle que j'ai fini par la comprendre: cette fille-là, c'est Manon Lescaut revenue. C'est Manon qui ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour qui l'amour, le plaisir et l'argent ne font qu'un. Il se tut. Puis, après quelques minutes: --Quand j'eus mangé mon dernier sou pour elle, elle m'a dit simplement: «Vous comprenez, mon cher, que je ne peux pas vivre de l'air et du «temps. Je vous aime beaucoup, je vous aime plus que personne, mais il «faut vivre. La misère et moi ne ferons jamais bon ménage.» L'ÉPINGLE 64

« Il reprit: —Est-ce que Jeanne de Limours vit encore? Son oeil s'était fixé sur le mien, plein d'une angoisse frémissante. Je souris:—Parbleu...

et plus jolie que jamais. —Vous la connaissez? —Oui. Il hésitait:—Tout à fait...? —Non. Il me prit la main:—Parlez-moi d'elle. —Mais je n'ai rien à en dire; c'est une des femmes, ou plutôt une des filles les plus charmantes et les plus cotées de Paris.

Elle mène une existence agréable et princière, voilà tout. Il murmura: «Je l'aime» comme s'il eût dit: «Je vais mourir.» Puis, brusquement: —Ah! pendant trois ans ce fut une existence effroyable et délicieuse que la nôtre.

J'ai failli la tuer cinq ou six fois; elle a tenté de me crever les yeux avec cette épingle que vous venez de voir.

Tenez, regardez ce petit point blanc sous mon oeil gauche.

Nous nous aimions! Comment pourrais-je expliquer cette passion-là? Vous ne la comprendriez point. Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deux coeurs et de deux âmes; mais il existe assurément un amour atroce, cruellement torturant, fait de l'invincible enlacement de deux êtres disparates qui se détestent en s'adorant. Cette fille m'a ruiné en trois ans.

Je possédais quatre millions qu'elle a mangés de son air calme, tranquillement, qu'elle a croqués avec un sourire doux qui semblait tomber de ses yeux sur ses lèvres. Vous la connaissez? Elle a en elle quelque chose d'irrésistible! Quoi? Je ne sais pas.

Sont-ce ces yeux gris dont le regard entre comme une vrille et reste en vous comme le crochet d'une flèche? C'est plutôt ce sourire doux, indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon d'un masque.

Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d'elle comme un parfum, de sa taille longue, à peine balancée quand elle passe, car elle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peu traînante, jolie, et qui semble être la musique de son sourire, de son geste aussi, de son geste toujours modéré, toujours juste et qui grise l'oeil tant il est harmonieux.

Pendant trois ans, je n'ai vu qu'elle sur la terre! Comme j'ai souffert! Car elle me trompait avec tout le monde! Pourquoi? Pour rien, pour tromper.

Et quand je l'avais appris, quand je la traitais de fille et de gueuse, elle avouait tranquillement: «Est-ce que nous sommes mariés?» disait-elle. Depuis que je suis ici, j'ai tant songé à elle que j'ai fini par la comprendre: cette fille-là, c'est Manon Lescaut revenue.

C'est Manon qui ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour qui l'amour, le plaisir et l'argent ne font qu'un.

Il se tut.

Puis, après quelques minutes: —Quand j'eus mangé mon dernier sou pour elle, elle m'a dit simplement: «Vous comprenez, mon cher, que je ne peux pas vivre de l'air et du «temps.

Je vous aime beaucoup, je vous aime plus que personne, mais il «faut vivre.

La misère et moi ne ferons jamais bon ménage.» Monsieur Parent L'ÉPINGLE 64. »

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