MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, LUCILE, COVIELLE, NICOLE (Le Bourgeois gentilhomme, III, XII)
Publié le 22/06/2011
Extrait du document
CLÉONTE. — Monsieur, je n'ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me—touche assez pour m'en charger moi-même; et, sans autre détour, je vous dirai que l'honneur d'être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder. MONSIEUR JOURDAIN. — Avant que je vous rende réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme CLÉONTE. — Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n'hésitent pas beaucoup; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l'usage aujourd'hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l'avoue, j'ai des sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer, aux yeux du monde, d'un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je suis né de parents sans doute, qui ont tenu des charges honorables; je me suis acquis dans les armes l'honneur de six ans de service, et je me trouve assez de biens pour tenir dans le monde un rang assez passable; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d'autres, en ma place, croiraient pouvoir prétendre; et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme. MONSIEUR JOURDAIN. — Touchez là, monsieur; ma fille n'est pas pour vous. CLÉONTE. — Comment? MONSIEUR JOURDAIN. — Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'aurez point ma fille. MADAME JOURDAIN. — Que voulez-vous dire avec votre gentilhomme? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ? MONSIEUR JOURDAIN. — Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir. MADAME JOURDAIN. — Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie? MONSIEUR JOURDAIN. — Voilà pas le coup de langue? MADAME JOURDAIN. Et votre père n'était-il pas marchand, aussi bien que le mien? MONSIEUR JOURDAIN. — Peste soit de la femme! Elle n'y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela (3); tout ce que j'ai à vous dire, moi, c'est que je veux avoir un gendre gentilhomme. MADAME JouRDA1N. — Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre; et il vaut mieux, pour elle, un honnête homme riche et bien fait qu'un gentilhomme gueux et mal bâti. NICOLE. — Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais que j'aie jamais vu. MONSIEUR JOURDAIN, à Nicole. — Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J'ai du bien assez pour ma fille ; je n'ai besoin que d'honneurs, et je la veux faire marquise. MADAME JOURDAIN. — Marquise? MONSIEUR JOURDAIN. — Oui, marquise. MADAME JOURDAIN. — Hélas! Dieu m'en garde! MONSIEUR JOURDAIN. — C'est une chose que j'ai résolue. MADAME JOURDAIN. — C'est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu'un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents et qu'elle ait des enfants qui aient honte de m'appeler leur grand'maman. S'il fallait qu'elle me vînt visiter en équipage de grande dame, et qu'elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu'un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, dirait-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse ! c'est la fille de M. Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n'a pas toujours été si relevée que la voilà! et ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu'ils payent peut-être maintenant bien cher en l'autre monde ; et l'on ne devient guère si riches à être honnêtes gens. « Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme en un mot, qui m'ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi. MONSIEUR JOURDAIN. — Voilà bien les sentiments d'un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage ; ma fille sera marquise en dépit de tout le monde; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.
Le Bourgeois gentilhomme, III, XII
QUESTIONS D'EXAMEN
I. — L'ensemble. — Une très intéressante scène de comédie, dont le sujet est une demande en mariage. — Quel est le but de la visite de Cléonte? Faites connaître le motif pour lequel sa demande n'est pas agréée par M. Jourdain; 30 Pourquoi Molière appelle-t-il ce dernier le Bourgeois gentilhomme? Opposez le bon sens robuste de Mme Jourdain au ridicule de son mari; Que pensez-vous de l'un et de l'autre de ces personnages? Dites l'intérêt que vous prenez à la lecture de ce morceau.
II. — L'analyse de la scène. — Distinguez les différentes parties de cette scène. (Deux parties principales : a) M. Jourdain et Cléonte : la demande en mariage faite par Cléonte; — la question posée par M. Jourdain; — la réponse de Cléonte; — le refus de M. Jourdain; b) M. Jourdain et sa lemme; opposition des deux caractères; Comment vous apparaît Cléonte? Faites ressortir le naturel et la sincérité de son langage; Montrez le dépit qu'éprouve M. Jourdain à entendre sa femme lui rappeler ses origines; Dégagez les principales raisons mises en avant par Mine Jourdain pour essayer de ramener son mari au bon sens; Y arrive-t-elle? (M. Jourdain est obstiné : les propos de sa femme ne font que l'irriter, en accentuant encore sa résolution; il voulait faire da fille marquise; si on le met en colère, il la fera duchesse); Pensez-vous que Mine Jourdain se soumettra docilement à la volonté de son mari ? (C'est une chose, moi, où je ne consentirai point...); Que pensez-vous de l'intervention de Nicole? Quel est l'effet de ses propos sur l'esprit de M. Jourdain? Connaissez-vous d'autres servantes du théâtre de Molière? Lesquelles?
III. — Le style; —les expressions.— Quels vous paraissent être les caractères essentiels du style, dans ce morceau? Dites pourquoi le langage de Mme Jourdain nous paraît si naturel et si savoureux? (Emploi d'expressions de la langue populaire : Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis?... Voyez-vous cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse..., etc. Rien de convenu, rien de factice : c'est la vie elle-même qui est transportée sur la scène); Faites ressortir la vivacité du dialogue; Quel mot a constamment à la bouche M. Jourdain? Est-il un autre mot qui pût mieux dépeindre son caractère? Que signifient les expressions : un mari qui lui soit propre, — un gentilhomme gueux? —les mots : imposture, — caquets?
IV. — La grammaire. — Indiquez la composition du mot impertinente (préfixe im, et pertinent, — ce qui se rapporte à la question); dites si ce mot a absolument la même signification aujourd'hui qu'à son origine; Distinguez les propositions contenues dans la première phrase du morceau; — fonction de la dernière; Nature et fonction de chacun des mots suivants : une demande que je médite.
Rédaction. — Marquez le contraste qui existe entre le caractère de M. Jourdain et celui de sa femme.
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