Monsieur Bergeret a Paris Les Pères, qui possédaient dans le quartier une chapelle et d'immenses immeubles, se gardèrent d'intervenir dans une affaire électorale.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
poésie qui lui est propre, et un idéal de beauté sensible au petit commerce.
Joseph Lacrisse ignorait absolument toutes les questions d'édilité et jusqu'aux attributions des Conseils
municipaux.
Cette ignorance le servait.
Son éloquence en était tout affranchie et soulevée.
Anselme
Raimondin, au contraire, se perdait dans les détails.
Il avait pris le pli des affaires, l'habitude de la discussion
technique, le goût des chiffres, la manie du dossier.
Et, bien qu'il connût son public, il se faisait quelque
illusion sur l'intelligence des électeurs qui l'avaient nommé.
Il leur gardait un peu de respect, n'osait risquer
des bourdes trop grosses et entrait dans des explications.
Aussi semblait-il froid, obscur, ennui.
Ce n'était pas un innocent.
Il avait le sens de ses intérêts et de la petite politique.
Voyant depuis deux ans son
quartier submergé par les journaux nationalistes, par les affiches nationalistes, par les brochures nationalistes,
il s'était dit que, le moment venu, il saurait bien, lui aussi, faire le nationaliste, et qu'il n'était pas bien difficile
de flétrir les traîtres et d'acclamer l'armée nationale.
Il n'avait pas assez redouté ses adversaires, estimant qu'il
pourrait toujours dire comme eux.
En quoi il s'était trompé.
Joseph Lacrisse avait, pour exprimer la pensée
nationaliste, un tour inimitable.
Il avait trouvé notamment une phrase dont il faisait un fréquent usage, et qui
semblait toujours belle et toujours nouvelle, celle-ci: «Citoyens, levons-nous tous pour défendre notre
admirable armée contre une poignée de sans-patrie qui ont juré de la détruire.» C'était exactement ce qu'il
fallait dire aux électeurs des Grandes-Écuries.
Cette parole, chaque soir répétée, soulevait dans l'assemblée
entière un enthousiasme auguste et formidable.
Anselme Raimondin ne trouva rien de si bon, à beaucoup près.
Et si les mots patriotiques lui venaient, il n'avait pas le ton qu'il fallait et ne produisait pas d'effet.
Lacrisse couvrait les murailles d'affiches tricolores.
Anselme Raimondin fit faire aussi des affiches aux trois
couleurs.
Mais soit que la peinture en fût trop lavée, soit que le soleil la mangeât, elles paraissaient pâles.
Tout
le trahissait; tous l'abandonnaient.
Il perdait son assurance, il se faisait humble, prudent, petit.
Il se dissimulait.
Il devenait imperceptible.
Et lorsque dans une salle de mastroquet, devant un décor de bastringue, il se levait pour parler, ce n'était plus
qu'une ombre blafarde, d'où sortait une voix faible que couvraient la fumée des pipes et les rumeurs des
citoyens.
Il rappelait son passé.
Il était, disait-il, un vieux lutteur.
Il défendait la République.
Cela aussi
coulait sans bruit et sans nul écho sonore.
Les électeurs des Grandes-Écuries voulaient que la République fût
défendue par Joseph Lacrisse, qui avait conspiré contre elle.
C'était leur idée.
Les réunions n'étaient pas contradictoires.
Une fois seulement, Raimondin fut invité à se rendre à une réunion
nationaliste.
Il y vint; mais il ne put parler et il fut flétri par un ordre du jour voté dans le tumulte et
l'obscurité, le propriétaire ayant coupé le gaz lorsque l'on commençait à briser les banquettes.
Les réunions,
aux Grandes-Écuries comme dans tous les quartiers de Paris, furent tumultueuses médiocrement.
On y
déploya de part et d'autre la molle violence propre à ce temps, et qui est le caractère le plus sensible de nos
moeurs politiques.
Les nationalistes y jetèrent, selon l'usage, ces injures monotones dans lesquelles les noms
de vendu, de traître et d'infâme prennent un air de faiblesse et de langueur.
Les cris qu'on y poussa
témoignaient d'un extrême affaiblissement physique et moral, d'un vague mécontentement uni à une profonde
stupeur et d'une inaptitude définitive à penser les choses les plus simples.
Beaucoup d'invectives et peu de
rixes.
C'est à peine s'il y eut chaque nuit deux ou trois blessés ou contus, dans les deux partis.
On portait ceux
de Lacrisse chez Delapierre, pharmacien nationaliste, à côté du manège, et ceux de Raimondin chez Job,
pharmacien radical, vis-à-vis du marché.
Et à minuit, il n'y avait plus personne dans les rues.
Le dimanche, 6 mai, à six heures, Joseph Lacrisse, entouré de ses amis, attendait le résultat du scrutin dans
une boutique à louer, décorée d'affiches et de drapeaux.
C'était le siège du Comité.
M.
Bonnaud, charcutier,
vint lui annoncer qu'il était élu par deux mille trois cent neuf voix contre mille cinq cent quatorze données à
M.
Raimondin.
Citoyen, lui dit Bonnaud, nous sommes bien contents.
C'est une victoire pour la République.
Monsieur Bergeret a Paris
XXIII 76.
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