Monsieur Bergeret a Paris --Fichez-moi la paix.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Je ne crois pas, dit Pauline.
Tu ne le crois pas, répondit M.
Bergeret, parce que tu n'as pas de philosophie et que tu ne sais pas tirer
d'une action innocente en apparence les conséquences infinies qu'elle porte en elle.
Ce Clopinel m'a induit en
aumône.
Je n'ai pu résister à l'importunité de sa voix de complainte.
J'ai plaint son maigre cou sans linge, ses
genoux que le pantalon, tendu par un trop long usage, rend tristement pareils aux genoux d'un chameau, ses
pieds au bout desquels les souliers vont le bec ouvert comme un couple de canards.
Séducteur! O dangereux
Clopinel! Clopinel délicieux! Par toi, mon sou produit un peu de bassesse, un peu de honte.
Par toi, j'ai
constitué avec un sou une parcelle de mal et de laideur.
En te communiquant ce petit signe de la richesse et de
la puissance je t'ai fait capitaliste avec ironie et convié sans honneur au banquet de la société, aux fêtes de la
civilisation.
Et aussitôt j'ai senti que j'étais un puissant de ce monde, au regard de toi, un riche près de toi,
doux Clopinel, mendigot exquis, flatteur! Je me suis réjoui, je me suis enorgueilli, je me suis complu dans
mon opulence et ma grandeur.
Vis, ô Clopinel! Pulcher hymnus divitiarum pauper immortalis.
»Exécrable pratique de l'aumône! Pitié barbare de l'élémosyne! Antique erreur du bourgeois qui donne un sou
et qui pense faire le bien, et qui se croit quitte envers tous ses frères, par le plus misérable, le plus gauche, le
plus ridicule, le plus sot, le plus pauvre acte de tous ceux qui peuvent être accomplis en vue d'une meilleure
répartition des richesses.
Cette coutume de faire l'aumône est contraire à la bienfaisance et en horreur à la
charité.
C'est vrai? demanda Pauline avec bonne volonté.
L'aumône, poursuivit M.
Bergeret, n'est pas plus comparable à la bienfaisance que la grimace d'un singe ne
ressemble au sourire de la Joconde.
La bienfaisance est ingénieuse autant que l'aumône est inepte.
Elle est
vigilante, elle proportionne son effort au besoin.
C'est précisément ce que je n'ai point fait à l'endroit de mon
frère Clopinel.
Le nom seul de bienfaisance éveillait les plus douces idées dans les âmes sensibles, au siècle
des philosophes.
On croyait que ce nom avait été créé par le bon abbé de Saint-Pierre.
Mais il est plus ancien
et se trouve déjà dans le vieux Balzac.
Au XVIe siècle, on disait bénéficence.
C'est le même mot.
J'avoue que
je ne retrouve pas à ce mot de bienfaisance sa beauté première; il m'a été gâté par les pharisiens qui l'ont trop
employé.
Nous avons dans notre société beaucoup d'établissements de bienfaisance, monts-de-piété, sociétés
de prévoyance, d'assurance mutuelle.
Quelques-uns sont utiles et rendent des services.
Leur vice commun est
de procéder de l'iniquité sociale qu'ils sont destinés à corriger, et d'être des médecines contaminées.
La
bienfaisance universelle, c'est que chacun vive de son travail et non du travail d'autrui.
Hors l'échange et la
solidarité tout est vil, honteux, infécond.
La charité humaine, c'est le concours de tous dans la production et le
partage des fruits.
»Elle est justice; elle est amour, et les pauvres y sont plus habiles que les riches.
Quels riches exercèrent
jamais aussi pleinement qu'Épictète ou que Benoît Malon la charité du genre humain? La charité véritable,
c'est le don des oeuvres de chacun à tous, c'est la belle bonté, c'est le geste harmonieux de l'âme qui se penche
comme un vase plein de nard précieux et qui se répand en bienfaits, c'est Michel-Ange peignant la chapelle
Sixtine ou les députés à l'Assemblée nationale dans la nuit du 4 Août; c'est le don répandu dans sa plénitude
heureuse, l'argent coulant pêle-mêle avec l'amour et la pensée.
Nous n'avons rien en propre que nous-mêmes.
On ne donne vraiment que quand on donne son travail, son âme, son génie.
Et cette offrande magnifique de
tout soi à tous les hommes enrichit le donateur autant que la communauté.
Mais, objecta Pauline, tu ne pouvais pas donner de l'amour et de la beauté à Clopinel.
Tu lui as donné ce
qui lui était le plus convenable.
Il est vrai que Clopinel est devenu une brute.
De tous les biens qui peuvent flatter un homme, il ne goûte
que l'alcool.
J'en juge à ce qu'il puait l'eau-de-vie, quand il m'approcha.
Mais tel qu'il est, il est notre ouvrage.
Notre orgueil fut son père; notre iniquité, sa mère.
Il est le fruit mauvais de nos vices.
Tout homme en société Monsieur Bergeret a Paris
XVII 58.
»
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