Me voici donc seul sur la terre
Publié le 20/06/2012
Extrait du document
«Il n'y a que le méchant qui soit seul.,. Ce mot cruel de Diderot
atteignit Rousseau au plus vif de son être : pourquoi préférait-il
la solitude à la compagnie des mondains, des philosophes même?
Était-il un misanthrope ou un timide paralysé par la violence de
ses sentiments, un orgueilleux s'enfermant dans un système ou un
tendre, assoiffé d'amour et d'amitiés sincères et sans cesse déçu?
Quoi qu'il en soit, incompris, persécuté, exilé, Rousseau erre pendant
8 ans (1762-1770). Paradoxalement c'est à Paris qu'après de
vains efforts pour se justifier, il retrouvera l'apaisement. Pauvre,
n'accordant son amitié qu'à de rares privilégiés, il se livre aux joies
champêtres des promenades solitaires dont il tient pour lui-même
un registre fidèle. Ce sont les Rêveries.
«
ME VOICI DONC SEUL SUR LA TERRE
en ce monde, et m'y voilà tranquille au fond de l'abîme, pauvre
mortel
infùrtuné, mais impassible comme Dieu même.
Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger désormais.
Je n'ai
plus
en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères.
Je suis
sur la terre comme dans
une planète étrangère, où je serais
tombé de celle que j'habitais.
Si je reconnais autour de moi
quelque
chose, ce nt· sont que des objets affligeants et déchi
rants pour
mon cœur, et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me
touche et m'entoure sans y trouver toujours quelque sujet de
dédain qui
m'indigne, ou de douleur qui m'afflige.
Écartons
donc de mon esprit tous les pénibles objets dont je m'occupe
rais aussi douloureusement qu'inutilement.
Seul pour le reste
de
ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la consolation,
l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper
que de moi.
C'est dans cet état que je reprends la suite de l'exa
men sévère et sincère que j'appelai jadis mes Confessions.
Je
consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à pré
parer d'avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi.
Livrons-nous tout entier
à la douceur de converser avec mon
âme, puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent
m'ôter.
Si.
à force de réfléchir sur mes disposi~ions intérieures,
je parviens à les mettre
en meilleur ordre et à corriger le mal
qui peut y rester, mes méditations ne seront pas entièrement
inutiles, et quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre, je
n'aurai pas tout à fait perdu mes derniers jours.
Les loisirs de
mes promenades journalières ont souvent été remplis de contem
plations charmantes dont
j'ai regret d'avoir perdu le souvenir.
Je fixerai par l'écriture celles qui pourront me venir encore;
chaque fois que
je les relirai m'en rendra la jouissance.
J'oublie
rai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant
au prix qu'avait mérité
mon cœur.
Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de
mes rêveries.
Il y sera beaucoup question de moi, parce qu'un
solitaire qui
réfléchit.
s'occupe nécessairement beaucoup de lui
même.
JEAN·JACQUES ROUSSEAU.
Rêveries du promeneur solitaire, I.
1782,
Le Livre de Poche classique..
»
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