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(Marguerite Yourcenar, avant d'étudier le destin de ses ancêtres, imagine l'apparition des hommes dans son pays, la Flandre.)

Publié le 30/03/2011

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yourcenar

« Mais déjà, et un peu partout, l'homme encore clairsemé, furtif, dérangé parfois par les dernières poussées des glaciers tout proches, et qui n'a laissé que peu de traces dans cette terre sans cavernes et sans rochers. Le prédateur-roi (1), le bûcheron des bêtes et l'assassin des arbres, le trappeur ajustant ses rêts où s'étranglent les oiseaux et ses pieux sur lesquels s'empalent les bêtes à fourrure ; le traqueur qui guette les grandes migrations saisonnières pour se procurer la viande séchée de ses hivers ; l'architecte de branchages et de rondins décortiqués, l'homme-loup, l'homme-renard, l'homme-castor rassemblant en lui toutes les ingéniosités animales, celui dont la tradition rabbinique (2) dit que la terre refusa à Dieu une poignée de sa boue pour lui donner forme, et dont les contes arabes assurent que les animaux tremblèrent quand ils aperçurent ce ver nu. L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix. « Les bandes dessinées et les manuels de science populaires nous montrent cet Adam sans gloire sous l'aspect d'une brute poilue brandissant un casse-tête : nous sommes loin de la légende judéo-chrétienne pour laquelle l'homme originel erre en paix sous les ombrages d'un beau jardin, et plus loin encore, s'il se peut, de l'Adam de Michel-Ange s'éveillant dans sa perfection au contact du doigt de Dieu. Brute certes, l'homme de la pierre éclatée et de la pierre polie, puisque la même brute nous habite encore, mais ces Prométhées (3) farouches ont inventé le feu, la cuisson des aliments, le bâton enduit de résine qui éclaire la nuit. Ils ont mieux su que nous distinguer les plantes nourricières de celles qui tuent, et de celles qui au lieu de nourrir provoquent d'étranges rêves. Ils ont remarqué que le soleil d'été se couche plus au nord, que certains astres tournent en rond autour du zénith ou processionnent régulièrement le long du zodiaque, tandis que d'autres au contraire vont et viennent, animés de mouvements capricieux qui se répètent après un certain nombre de lunaisons ou de saisons ; ils ont utilisé ce savoir dans leurs voyages nocturnes ou diurnes. Ces brutes ont sans doute inventé le chant, compagnon du travail, du plaisir et de la peine jusqu'à notre époque, où l'homme a presque complètement désappris de chanter. En contemplant les grands rythmes qu'ils imprimaient à leurs fresques, on croit deviner les mélopées de leurs prières ou de leurs incantations. L'analyse des sols où ils mettaient leurs morts prouve qu'ils couchaient ceux-ci sur des tapis de fleurs aux schémas compliqués, pas si différents peut-être de ceux que les vieilles  femmes du temps de mon enfance étalaient sur le passage des processions. Ces Pisanello ou ces Degas de la préhistoire ont connu l'étrange compulsion (1) de l'artiste qui consiste à superposer aux grouillants aspects du monde réel un peuple de figurations nées de son esprit, de son œil et de ses mains. « Depuis un siècle à peine que travaillent nos ethnologues, nous commençons à savoir qu'il existe une mystique, une sagesse primitives, et que les chamans (2) s'aventurent sur des routes analogues à celles que prirent l'Ulysse d'Homère ou Dante à travers la nuit. C'est par l'effet de notre arrogance, qui sans cesse refuse aux hommes du passé des perceptions pareilles aux nôtres, que nous dédaignons de voir dans les fresques des cavernes autre chose que les produits d'une magie utilitaire : les rapports entre l'homme et la bête, d'une part, entre l'homme et son art, de l'autre, sont plus complexes et vont plus loin. Les mêmes formules rabaissantes auraient pu être employées, et Pont été, à l'égard des cathédrales considérées comme le produit d'un énorme marchandage avec Dieu, ou comme une corvée imposée par une tyrannique et rapace prêtraille. Laissons à Homais (3) ces simplifications. Rien n'empêche de supposer que le sorcier de la préhistoire, devant l'image d'un bison percé de flèches, a ressenti à de certains moments la même angoisse et la même ferveur que tel chrétien devant l'Agneau sacrifié (4). « Marguerite Yourcenar, Archives du Nord, 1977. 1. Vous ferez d'abord de ce texte, à votre gré, un résumé (en suivant le fil du texte) ou une analyse (en reconstituant la structure logique de la pensée, c'est-à-dire en mettant en relief l'idée principale et les rapports qu'entretiennent avec elle les idées secondaires). Vous indiquerez nettement votre choix au début de la copie. 2. Dans une seconde partie, que vous intitulerez discussion vous dégagerez du texte un problème qui offre une réelle consistance et qui vous aura intéressé. Vous en préciserez les éléments et vous exposerez vos vues personnelles sous la forme d'une argumentation ordonnée, étayée sur des faits et menant à une conclusion.  

(1) Prédateur : qui détruit des proies. (2) Rabbinique : qui est propre aux rabbins, interprètes de la loi juive. (3) Prométhée : Dieu du feu, personnification du génie de l'homme. (1) Compulsion : impossibilité de ne pas accomplir un acte, lorsque ce non-accomplissement est cause d'angoisse, de culpabilité. (2) Chamans : religieux asiatiques (culte de la nature, croyance aux esprits). (3) Homais : personnage ridicule de Flaubert (« Madame Bovary «). (4) L'Agneau sacrifié : Jésus.

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