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Malraux : L'homme, la mort, la culture

Publié le 29/03/2011

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Sans doute un jour, devant les étendues arides ou reconquises par la forêt, nul ne devinera plus ce que l'homme avait imposé d'intelligence aux formes de la terre en dressant les pierres de Florence dans le grand balancement des oliviers toscans. Il ne restera rien de ces palais qui virent passer Michel-Ange exaspéré par Raphaël, ni des petits cafés de Paris où Renoir s'asseyait avec Cézanne, Van Gogh avec Gauguin. L'Éternel de la Solitude n'est pas moins vainqueur des rêves que des armées; et les hommes n'ignorent guère de tout cela, depuis qu'ils existent et savent qu'ils doivent mourir. [...] Mais l'homme est-il obsédé d'éternité, ou d'échapper à l'inexorable dépendance que lui ressasse la mort? Survie misérable qui n'a pas le temps de voir s'éteindre les étoiles déjà mortes! Mais non moins misérable néant, si les millénaires accumulés par la glaise ne suffisent pas à étouffer dès le cercueil la voix d'un grand artiste... Il n'y a pas de mort invulnérable devant un dialogue à peine commencé, et la survie ne se mesure pas à la durée; elle est celle de la forme que prit la victoire d'un homme sur le destin, et cette forme, l'homme mort, commence sa vie imprévisible. La victoire qui lui donna l'existence, lui donnera une voix que son auteur ignorait en elle. Ces statues, plus égyptiennes que les Égyptiens, plus chrétiennes que les Chrétiens, plus Michel-Ange que Michel-Ange — plus humaines que le monde — et qui se voulurent une irréductible vérité, bruissent des mille voix de forêt que leur arracheront les âges. Les corps glorieux ne sont pas ceux du tombeau.  

L'humanisme, ce n'est pas dire : « Ce que j'ai fait aucun animal ne l'aurait fait « c'est dire : « Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête, et nous voulons retrouver l'homme partout où nous avons trouvé ce qui l'écrase «. Sans doute, pour un croyant, ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections s'unit-il en une voix divine, car l'homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute; mais il est beau que l'animal qui sait qu'il doit mourir arrache à l'ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu'il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues. Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les Ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil... Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme. Les Voix du silence (1951), Gallimard, la Galerie de la Pléiade, p. 638-640.

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