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Mais pourquoi te raconter tout cela, ce fanatisme furieux se déchaînant contre moi-même, ce fanatisme si ragiquement désespéré d'une enfant abandonnée ?

Publié le 30/10/2013

Extrait du document

Mais pourquoi te raconter tout cela, ce fanatisme furieux se déchaînant contre moi-même, ce fanatisme si ragiquement désespéré d'une enfant abandonnée ? Pourquoi le raconter à quelqu'un qui ne s'en est jamais outé, qui ne l'a jamais su ? Alors, pourtant, étais-je encore une enfant ? J'atteignis dix-sept ans, dix-huit ans ; es jeunes gens commencèrent à se retourner sur moi dans la rue ; mais ils ne faisaient que m'irriter. Car l'amour u même seulement l'idée, par jeu, d'aimer quelqu'un d'autre que toi m'était inconcevable et complètement trangère ; la tentation à elle seule m'aurait paru un crime. Ma passion pour toi resta la même ; seulement, elle e transformait avec mon corps ; à mesure que mes sens s'éveillaient, elle devenait plus ardente, plus physique, lus féminine. Et ce que l'enfant, dans sa volonté ignorante et confuse, l'enfant qui tira jadis la sonnette de ta orte, ne pouvait pas pressentir était maintenant mon unique pensée : me donner à toi, m'abandonner à toi. Les gens qui étaient autour de moi pensaient que j'étais craintive et m'appelaient timide (je n'avais pas esserré les dents sur mon secret). Mais en moi se formait une volonté de fer. Toute ma pensée et tous mes fforts étaient tendus vers un seul but : revenir à Vienne, revenir près de toi. Et je réussis à imposer ma volonté, si insensée, si incompréhensible qu'elle pût paraître aux autres. Mon beau-père était riche, il me considérait comme son propre enfant. Mais avec un farouche entêtement, je persistai à vouloir gagner ma vie moi-même ; et je parvins enfin à revenir à Vienne, chez un parent, comme employée d'une grande maison de confections. Est-il besoin de te dire où je me rendis d'abord, lorsque par un soir brumeux d'automne - enfin ! enfin ! - 'arrivai à Vienne ? Je laissai ma malle à la gare, je me précipitai dans un tramway - avec quelle lenteur il me emblait marcher ! Chaque arrêt m'exaspérait, - et je courus devant la maison. Tes fenêtres étaient éclairées, out mon coeur battait violemment. C'est alors seulement que je retrouvai de la vie dans cette ville, dont jusqu'à e moment tout le vacarme avait été pour moi si étranger, si vide de sens ; c'est alors seulement que je me repris vivre, en me sentant près de toi, mon rêve de toujours. Je ne me doutais pas que je n'étais pas plus loin de ta ensée quand il y avait entre nous vallées, montagnes et rivières, qu'à cette heure où il n'y avait entre toi et mon egard brillant que la mince vitre éclairée de ta fenêtre. Je regardais là-haut, toujours là-haut : là il y avait de la umière, là était la maison, là tu étais, toi mon univers. Pendant deux ans j'avais rêvé à cette heure ; maintenant l m'était donné de la vivre. Et toute la soirée, cette soirée d'automne nuageuse et douce, je restai devant tes enêtres jusqu'à ce que la lumière s'éteignît. Ce n'est qu'ensuite que j'allai à la recherche de ma demeure. Chaque soir, je revins devant ta maison. Jusqu'à six heures, je travaillais au magasin ; c'était un travail dur et prouvant, mais je l'aimais, car cette agitation m'empêchait de ressentir la mienne avec autant de douleur. Et ès que le rideau de fer était baissé derrière moi, je courais tout droit à mon poste chéri. Te voir une seule fois, te encontrer une seule fois, c'était mon unique désir ; pouvoir de nouveau embrasser de loin ton visage avec mon egard. Au bout d'une semaine cela se produisit, au moment où je m'y attendais le moins : pendant que 'observais tes fenêtres là-haut, tu vins à moi en traversant la rue. Et soudain je redevins l'enfant de treize ans ue j'avais été ; je sentis le sang affluer à mes joues ; involontairement, malgré mon plus intime désir de voir tes eux, je baissai la tête et je passai devant toi en courant, comme une bête traquée. Ensuite j'eus honte de cette uite effarouchée de petite écolière, car maintenant ma volonté était bien claire : je voulais te rencontrer, je te cherchais, je voulais être connue de toi après tant d'années où mon attente était restée plongée dans l'ombre ; je voulais être appréciée de toi, je voulais être aimée de toi. Mais pendant longtemps tu ne me remarquas pas, bien que chaque soir, même par la neige tourbillonnante et sous le vent brutal et incisif de Vienne, je fisse le guet dans la rue. Souvent j'attendis en vain pendant des heures ; souvent tu sortais enfin de chez toi accompagné par des visiteurs ; deux fois, je te vis aussi avec des femmes et, dès lors, je compris que j'avais grandi ; je sentis le caractère nouveau et différent de mon sentiment pour toi au brusque tressaillement de mon coeur, qui me déchira l'âme, lorsque je vis une femme étrangère marcher d'un pas si assuré à ton côté en te donnant le bras. Je n'étais pas surprise puisque je connaissais déjà, depuis mes jours d'enfance, tes éternelles visiteuses ; mais maintenant il se produisait en moi, tout à coup, comme une douleur physique, et quelque chose se tendait en moi, fait à la fois d'hostilité et d'envie, en présence e cette évidente familiarité physique avec une autre. Puérilement fière comme j'étais, et comme peut-être je uis restée maintenant encore, pendant une journée je me tins à l'écart ; mais qu'elle fut atroce pour moi cette oirée vide, dans l'orgueil et la révolte, passée sans voir ta maison ! Le lendemain soir, j'étais déjà revenue umblement à mon poste ; je t'attendais, je t'attendais toujours, comme pendant toute ma destinée j'ai attendu evant ta vie qui m'était fermée. Et enfin, un soir, tu me remarquas. Je t'avais vu venir de loin, et je concentrai toute ma volonté pour ne pas 'écarter de ton chemin. Le hasard voulut qu'une voiture qu'on déchargeait obstruât la rue et tu fus obligé de asser tout près de moi. Involontairement ton regard distrait se posa sur moi, pour, aussitôt rencontrant 'attention du mien - ah ! comme le souvenir me fit alors tressaillir ! - devenir ce regard que tu as pour les emmes, ce regard tendre, caressant et en même temps pénétrant jusqu'à la chair, ce regard large et déjà onquérant qui, pour la première fois, fit de l'enfant que j'étais une femme et une amoureuse. Pendant une ou eux secondes, ce regard fascina ainsi le mien qui ne pouvait ni ne voulait s'affranchir de son étreinte, - puis tu assas. Mon coeur battait : malgré moi, je fus obligée de ralentir mes pas et, comme je me retournais avec une nvincible curiosité, je vis que tu t'étais arrêté et que tu me suivais des yeux. Et à la manière dont tu m'observais, avec une curiosité intéressée, je compris aussitôt que tu ne m'avais pas reconnue. Tu ne me reconnus pas, ni alors, ni jamais : jamais tu ne m'as reconnue. Comment pourrais-je, ô mon bienaimé, te décrire la désillusion de cette seconde ? Ce fut alors la première fois que je subis cette fatalité de ne pas tre reconnue par toi, cette fatalité qui m'a suivie pendant toute ma vie et avec laquelle je meurs : rester nconnue, rester encore toujours inconnue de toi. Comment pourrais-je te la décrire, cette désillusion ? Car voistu, pendant ces deux années d'Innsbruck, où je pensais constamment à toi et où je ne faisais que songer à ce que erait notre première rencontre lorsque je serais retournée à Vienne, j'avais envisagé, suivant l'état de mon umeur, les perspectives les plus désolantes à côté des plus réjouissantes. J'avais, si je puis parler ainsi, tout parcouru en rêve ; je m'étais imaginé dans des moments de pessimisme, que tu me repousserais, que tu me dédaignerais parce que j'étais trop insignifiante, trop laide, trop importune. Toutes les formes possibles de ta éfaveur, de ta froideur, de ton indifférence, je les avais toutes arpentées, dans des visions passionnées ; mais ans mes heures les plus noires, dans la conscience la plus profonde de ma nullité, je n'avais pas envisagé cellei, la plus épouvantable de toutes : que tu n'avais même pas fait la moindre attention à mon existence. ujourd'hui, je le comprends bien - ah ! c'est toi qui m'as appris à le comprendre ! - le visage d'une jeune fille, 'une femme, est forcément pour un homme un objet extrêmement variable ; le plus souvent, il n'est qu'un miroir où se reflète tantôt une passion, tantôt un enfantillage, tantôt une lassitude, et qu'il s'évanouit aussi facilement qu'une image dans une glace, que donc un homme peut perdre plus facilement le visage d'une femme parce que l'âge y modifie les ombres et la lumière, et que des modes nouvelles l'encadrent différemment. Les résignées, voilà celles qui ont la véritable science de la vie. Mais moi, la jeune fille que j'étais alors, je ne pouvais as comprendre encore que tu m'eusses oubliée ; car je ne sais comment, à force de m'occuper de toi, incessamment et sans aucune mesure, une idée chimérique s'était formée en moi : que toi aussi, tu devais souvent te souvenir de moi et que tu m'attendais ; comment aurais-je pu respirer encore si j'avais eu la certitude ue je n'étais rien pour toi, que jamais aucun souvenir de moi ne venait t'effleurer doucement ? Ce douloureux éveil devant ton regard qui me montrait que rien en toi ne me connaissait plus, que le fil d'aucun souvenir ne joignait ta vie à la mienne, ce fut pour moi une première chute dans la réalité, un premier pressentiment de mon destin. Cette fois-là, tu ne me reconnus pas, et lorsque deux jours plus tard, dans une nouvelle rencontre, ton regard m'enveloppa avec une certaine familiarité, tu ne me reconnus pas encore comme celle qui t'avait aimé et que tu avais d'une certaine manière formée, mais simplement comme la jolie jeune fille de dix-huit ans qui, deux jours uparavant, au même endroit, avait croisé ton chemin. Tu me regardas avec une aimable surprise ; un léger ourire se joua autour de ta bouche. De nouveau, tu passas près de moi et tu ralentis aussitôt ta marche. Je me mis à trembler, je frémissais d'une joie muette. Si seulement tu m'adressais la parole ! Je sentis que pour la première fois j'existais pour toi ; moi aussi je ralentis le pas et je t'attendis. Et soudain, sans me retourner, je sentis que tu étais derrière moi ; je savais que maintenant, pour la première fois, j'allais entendre ta chère voix me parler. L'attente était en moi comme une paralysie, et je craignais d'être obligée de m'arrêter, tellement mon coeur battait fort. Tu étais parvenu à mon côté. Tu me parlas avec ta manière doucement enjouée, comme si nous étions depuis longtemps amis. Ah ! tu n'avais pas la moindre idée de moi ! Jamais tu n'as eu la moindre idée de ma vie ! Tu me parlas avec une aisance si merveilleuse que je pus même te répondre. Nous marchâmes ensemble tout le long de la rue. Puis tu me demandas si je ne voulais pas dîner avec toi ; j'acceptai. Qu'aurais-je osé te refuser ? Nous dînâmes ensemble dans un petit restaurant. Sais-tu encore où c'était ? Mais non, car tu ne distingues certainement pas cette soirée de tant d'autres aventures semblables... en effet, qu'étais-je pour toi ? Une femme entre cent, une aventure dans une chaîne d'aventures aux maillons innombrables. Et puis quel souvenir auraistu pu garder de moi ? Je parlais très peu, parce que c'était pour moi un infini bonheur de t'avoir près de moi et de t'entendre me parler. Je ne voulais pas gaspiller un seul instant de ta conversation par une question ou par une sotte parole. Jamais ma gratitude n'oubliera cette heure. Tu répondis si bien à ce qu'attendait de toi ma vénération passionnée ! Tu fus tendre, doux et plein de tact, sans aucune indiscrétion, sans précipiter les caressantes tendresses ; dès les premiers moments, tu me montras tant de tranquille et d'amicale confiance que tu m'aurais conquise tout entière, même si je n'eusse pas déjà été à toi avec toute ma volonté et avec tout mon être. Ah ! tu ne sais pas quel acte admirable tu accomplis, ce soir-là, en ne décevant pas les cinq années d'attente de mon adolescence ! Il était tard, nous partîmes. À la porte du restaurant tu voulus savoir si j'étais pressée ou si j'avais le temps. Comment aurais-je pu te cacher que j'étais à ta disposition ? Je te répondis que j'avais le temps. Puis tu me demandas, en surmontant vivement une légère hésitation, si je ne voulais pas venir un moment chez toi pour bavarder. « Avec plaisir «, fis-je sans m'interroger une seconde, trouvant cela tout naturel. Et je vis aussitôt que la rapidité de mon acceptation t'avait saisi, d'une façon désagréable ou peut-être plaisante, - mais qu'en tout cas, tu étais visiblement surpris. Aujourd'hui, je comprends ton étonnement ; je sais qu'il est d'usage chez les femmes, même quand elles éprouvent le brûlant désir de s'abandonner, de désavouer leur inclination, de simuler un effroi, une indignation, qui demandent tout d'abord à être apaisés par de pressantes prières, des mensonges, des promesses, des serments. Je sais que seules peut-être les professionnelles de l'amour, les prostituées, répondent à de telles invitations par un consentement aussi joyeux et aussi complet - ou encore de toutes jeunes, de toutes naïves adolescentes. Mais en moi (comment pouvais-tu t'en douter ?), ce n'était que la olonté s'avouant à elle-même, le désir ardent et contenu pendant des milliers de jours qui, brusquement, se anifestait. Mais en tout cas, tu étais frappé, je commençais à t'intéresser. Je sentais qu'en marchant, pendant notre conversation, tu m'examinais de côté, avec une sorte d'étonnement. Ton sentiment, ce sentiment si magiquement sûr en fait de psychologie humaine, flairait une chose extraordinaire, devinait un mystère en cette gentille et complaisante jeune fille. Le désir de savoir était éveillé en toi, et je remarquai, par la forme enveloppante et subtile de tes questions, que tu voulais cerner ce mystère. Mais je les éludais. J'aimais mieux passer pour folle que te dévoiler mon secret. Nous montâmes chez toi. Excuse-moi, mon bien-aimé, si je te dis que tu ne peux pas comprendre ce qu'était pour moi cette montée, cet escalier, quel enivrement, quel trouble j'éprouvais, quel bonheur fou, torturant, mortel presque. Maintenant encore à peine puis-je y penser sans larmes, et pourtant je n'en ai plus. Mais imagine-toi seulement que là, chaque objet était pour ainsi dire imprégné de ma passion, représentait un symbole de mon enfance, de mon attente : la porte devant laquelle je t'ai attendu mille fois, l'escalier où j'ai toujours épié et deviné ton pas et où je t'ai vu pour la première fois, la petite lunette où j'ai appris à sonder toute mon âme, le tapis devant la porte, sur lequel un jour je me suis agenouillée, le grincement de la clé qui toujours m'a fait quitter en sursaut mon poste d'écoute. Toute mon enfance, toute ma passion avaient ici leur nid, dans cet espace réduit ; là se trouvait toute ma vie. Et voici qu'une sorte de tempête s'abattait sur moi, maintenant que tout, tout s'accomplissait et qu'avec toi, moi avec toi ! j'entrais dans ta maison, dans notre maison. Pense que jusqu'à ta porte, - mes mots certes ont un air banal, mais je ne sais pas le dire autrement, - tout, durant mon existence, n'avait encore été que triste réalité ; je n'avais vu devant moi qu'un monde terne et quotidien, et voilà que s'ouvrait le pays enchanté dont rêve l'enfant, le royaume d'Aladin. Pense que, mille fois, mes yeux avaient fixé ardemment cette porte que je franchissais maintenant d'un pas chancelant, et tu sentiras - tu sentiras seulement, car jamais, mon bien-aimé, tu ne le sauras tout à fait ! - combien d'heures de ma vie se concentraient en cette vertigineuse minute. Je restai chez toi toute la nuit. Tu ne t'es pas douté qu'avant toi jamais encore un homme ne m'avait touchée, ni même que personne n'avait effleuré ou vu mon corps. Comment aurais-tu pu le supposer, mon bien-aimé, puisque je ne t'offrais aucune résistance, que je réprimais toute hésitation de pudeur, uniquement pour que tu ne pusses pas deviner le secret de mon amour pour toi, qui t'aurait certainement effrayé, - car tu n'aimes que la légèreté, le jeu, le badinage ; tu redoutes de t'immiscer dans une destinée. Tu veux goûter sans mesure à toutes les joies du monde, mais tu ne veux pas de sacrifice. Mon bien-aimé, si je te dis maintenant que j'étais vierge quand je me suis donnée à toi, je t'en supplie, comprends-moi bien ! Je ne t'accuse pas : tu ne m'as pas attirée, ni trompée, ni séduite ; c'est moi, moi-même, qui suis allée vers toi, poussée par mon propre désir, qui me suis jetée à ton cou, qui me suis précipitée dans ma destinée. Jamais, jamais je ne t'accuserai, non ; mais au contraire, toujours je te remercierai, car elle a été pour moi bien riche et bien éclatante de volupté, cette nuit, bien débordante de bonheur. Quand j'ouvrais les yeux dans l'obscurité et que je te sentais à mon côté, je m'étonnais que les étoiles ne fussent pas au-dessus de ma tête, tellement le ciel me semblait proche. Non, mon bien-aimé, je n'ai jamais rien regretté, jamais, à cause de cette heure-là. Je me le rappelle encore, lorsque tu dormais, que j'entendais ta respiration, que je touchais ton corps et que je me sentais si près de toi : dans l'ombre, j'ai pleuré de bonheur. Le matin, je partis en hâte, de très bonne heure. Je devais me rendre au magasin, et je voulais aussi m'en aller avant qu'arrivât le domestique : il ne fallait pas qu'il me vît. Lorsque je fus vêtue, que je fus là, debout devant toi, tu me pris dans tes bras et tu me regardas longuement. Était-ce un souvenir lointain et obscur qui s'agitait en toi, ou bien seulement te semblais-je jolie et heureuse, comme je l'étais effectivement ? Tu me donnas un baiser sur la bouche. Je me dégageai doucement pour m'en aller. Alors tu me demandas : « Ne veuxtu pas emporter quelques fleurs ? « Je répondis que si. Tu pris quatre roses blanches dans le vase de cristal bleu, sur le bureau (ah ! ce vase, je le connaissais bien, depuis mon unique et furtif regard de jadis) et tu me les donnas. Pendant des journées, je les ai portées à mes lèvres. Avant de nous quitter, nous étions déjà convenus d'un autre rendez-vous. J'y vins, et de nouveau ce fut merveilleux. Tu me donnas encore une troisième nuit. Puis tu me dis que tu étais obligé de partir en voyage - oh ! ces voyages, comme je les détestais depuis mon enfance ! - et tu me promis, aussitôt que tu serais revenu, de m'en aviser. Je te donnai mon adresse, poste restante, car je ne voulais pas te dire mon nom. Je gardais mon secret. De nouveau, tu me donnas quelques roses au moment de l'adieu - les roses de l'adieu ! Chaque jour, pendant deux mois, j'allai voir... mais non, pourquoi te décrire ces tourments infernaux de l'attente, du désespoir ? Je ne t'accuse pas ; je t'aime comme tu es : ardent et oublieux, généreux et infidèle ; je t'aime ainsi, rien qu'ainsi, comme tu as toujours été et comme tu es encore maintenant. Tu étais revenu depuis longtemps ; tes fenêtres éclairées me l'apprirent, et tu ne m'as pas écrit. Je n'ai pas une ligne de toi, maintenant, à ma dernière heure, pas une ligne de toi, toi à qui j'ai donné ma vie. J'ai attendu, attendu comme une désespérée. Mais tu ne m'as pas fait signe, tu ne m'as pas écrit une ligne... pas une ligne...

« avec unecuriosité intéressée, jecompris aussitôtquetune m’avais pasreconnue. Tu neme reconnus pas,nialors, nijamais : jamaistune m’as reconnue.

Commentpourrais-je, ômon bien- aimé, tedécrire ladésillusion decette seconde ? Cefut alors lapremière foisque jesubis cettefatalité dene pas être reconnue partoi,cette fatalité quim’a suivie pendant toutemavieetavec laquelle jemeurs : rester inconnue, resterencore toujours inconnue detoi.

Comment pourrais-je teladécrire, cettedésillusion ? Carvois- tu, pendant cesdeux années d’Innsbruck, oùjepensais constamment àtoi etoù jene faisais quesonger àce que serait notrepremière rencontre lorsquejeserais retournée àVienne, j’avaisenvisagé, suivantl’étatdemon humeur, lesperspectives lesplus désolantes àcôté desplus réjouissantes.

J’avais,sije puis parler ainsi,tout parcouru enrêve ; jem’étais imaginé dansdesmoments depessimisme, quetume repousserais, quetume dédaignerais parcequej’étais tropinsignifiante, troplaide, tropimportune.

Touteslesformes possibles deta défaveur, detafroideur, deton indifférence, jeles avais toutes arpentées, dansdesvisions passionnées ; mais dans mesheures lesplus noires, danslaconscience laplus profonde dema nullité, jen’avais pasenvisagé celle- ci, laplus épouvantable detoutes : quetun’avais mêmepasfaitlamoindre attention àmon existence. Aujourd’hui, jelecomprends bien–ah ! c’est toiqui m’as appris àle comprendre ! –le visage d’unejeunefille, d’une femme, estforcément pourunhomme unobjet extrêmement variable ;leplus souvent, iln’est qu’un miroir oùsereflète tantôtunepassion, tantôtunenfantillage, tantôtunelassitude, etqu’il s’évanouit aussi facilement qu’uneimagedansuneglace, quedonc unhomme peutperdre plusfacilement levisage d’unefemme parce quel’âge ymodifie lesombres etlalumière, etque desmodes nouvelles l’encadrent différemment.

Les résignées, voilàcelles quiont lavéritable sciencedelavie.

Mais moi,lajeune fillequej’étais alors,jene pouvais pas comprendre encorequetum’eusses oubliée ;carjene sais comment, àforce dem’occuper detoi, incessamment etsans aucune mesure, uneidée chimérique s’étaitformée enmoi : quetoiaussi, tudevais souvent tesouvenir demoi etque tum’attendais ; commentaurais-jepurespirer encoresij’avais eulacertitude que jen’étais rienpour toi,que jamais aucunsouvenir demoi nevenait t’effleurer doucement ? Cedouloureux réveil devant tonregard quimemontrait querien entoi neme connaissait plus,quelefil d’aucun souvenir ne joignait tavie àla mienne, cefut pour moiunepremière chutedanslaréalité, unpremier pressentiment demon destin. Cette fois-là, tune me reconnus pas,etlorsque deuxjours plustard, dansunenouvelle rencontre, tonregard m’enveloppa avecunecertaine familiarité, tune me reconnus pasencore comme cellequit’avait aiméetque tu avais d’une certaine manière formée,maissimplement commelajolie jeune fillededix-huit ansqui, deux jours auparavant, aumême endroit, avaitcroisé tonchemin.

Tume regardas avecuneaimable surprise ; unléger sourire sejoua autour detabouche.

Denouveau, tupassas prèsdemoi ettu ralentis aussitôt tamarche.

Jeme mis àtrembler, jefrémissais d’unejoiemuette.

Siseulement tum’adressais laparole ! Jesentis quepour la première foisj’existais pourtoi ;moiaussi jeralentis lepas etjet’attendis.

Etsoudain, sansmeretourner, je sentis quetuétais derrière moi ;jesavais quemaintenant, pourlapremière fois,j’allais entendre tachère voix me parler.

L’attente étaitenmoi comme uneparalysie, etjecraignais d’êtreobligée dem’arrêter, tellementmon cœur battait fort.Tuétais parvenu àmon côté.

Tume parlas avectamanière doucement enjouée,commesinous étions depuis longtemps amis.Ah !tun’avais paslamoindre idéedemoi ! Jamais tun’as eulamoindre idéede ma vie ! Tume parlas avecuneaisance simerveilleuse quejepus même terépondre.

Nousmarchâmes ensemble tout lelong delarue.

Puis tume demandas sije ne voulais pasdîner avectoi ;j’acceptai.

Qu’aurais-je oséte refuser ? Nous dînâmes ensemble dansunpetit restaurant.

Sais-tuencoreoùc’était ? Maisnon,cartune distingues certainement pascette soirée detant d’autres aventures semblables… eneffet, qu’étais-je pourtoi ?Unefemme entre cent,uneaventure dansunechaîne d’aventures auxmaillons innombrables.

Etpuis quel souvenir aurais- tu pu garder demoi ? Jeparlais trèspeu, parce quec’était pourmoiuninfini bonheur det’avoir prèsdemoi et de t’entendre meparler.

Jene voulais pasgaspiller unseul instant detaconversation parune question oupar une sotte parole.

Jamais magratitude n’oubliera cetteheure.

Turépondis sibien àce qu’attendait detoi ma vénération passionnée ! Tufus tendre, douxetplein detact, sans aucune indiscrétion, sansprécipiter les caressantes tendresses ; dèslespremiers moments, tume montras tantdetranquille etd’amicale confiance que tu m’aurais conquise toutentière, mêmesije n’eusse pasdéjà étéàtoi avec toute mavolonté etavec toutmon être.

Ah !tune sais pasquel acteadmirable tuaccomplis, cesoir-là, ennedécevant paslescinq années d’attente de mon adolescence ! Il était tard, nous partîmes.

Àla porte durestaurant tuvoulus savoirsij’étais pressée ousij’avais letemps. Comment aurais-jeputecacher quej’étais àta disposition ? Jeterépondis quej’avais letemps.

Puistume demandas, ensurmontant vivementunelégère hésitation, sije ne voulais pasvenir unmoment cheztoipour bavarder.

« Avecplaisir », fis-jesansm’interroger uneseconde, trouvantcelatout naturel.

Etjevis aussitôt que la rapidité demon acceptation t’avaitsaisi,d’une façondésagréable oupeut-être plaisante, –mais qu’en tout cas, tuétais visiblement surpris.Aujourd’hui, jecomprends tonétonnement ; jesais qu’il estd’usage chezles femmes, mêmequand elleséprouvent lebrûlant désirdes’abandonner, dedésavouer leurinclination, de simuler uneffroi, uneindignation, quidemandent toutd’abord àêtre apaisés pardepressantes prières,des mensonges, despromesses, desserments.

Jesais queseules peut-être lesprofessionnelles del’amour, les. »

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