L'Orco écoutait avec une attention religieuse toutes les paroles de cette bouche éloquente qui se plaisait à l'instruire, et, de moment en moment, reconnaissait combien peu il avait compris auparavant cet ensemble d'oeuvres qui lui avaient semblé si faciles à comprendre.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Le lendemain et tous les jours suivants, elle mena Franz dans les principaux monuments de la ville,
l'introduisant partout avec une incompréhensible facilité, lui expliquant avec une admirable clarté tout ce qui
se présentait à leurs yeux, déployant devant lui de merveilleux trésors d'intelligence et de sensibilité.
Celui-ci
ne savait lequel admirer le plus, d'un esprit qui comprenait si profondément toutes choses, ou d'un coeur qui
mêlait à toutes ses pensées de si beaux élans de sensibilité.
Ce qui n'avait d'abord été chez lui qu'une fantaisie
se changea bientôt en un sentiment réel et profond.
C'était la curiosité qui l'avait porté à nouer connaissance
avec le masque, et l'étonnement qui l'avait fait continuer.
Mais ensuite l'habitude qu'il avait prise de le voir
toutes les nuits devint pour lui une véritable nécessité.
Quoique les paroles de l'inconnue fussent toujours
graves et souvent tristes, Franz y trouvait un charme indéfinissable qui l'attachait à elle de plus en plus, et il
n'eût pu s'endormir, au lever du jour, s'il n'avait, la nuit, entendu ses soupirs et vu couler ses larmes.
Il avait
pour la grandeur et les souffrances qu'il soupçonnait en elle un respect si sincère et si profond, qu'il n'avait
encore osé la prier ni d'ôter son masque, ni de lui dire son nom.
Comme elle ne lui avait pas demandé le sien,
il eût rougi de se montrer plus curieux et plus indiscret qu'elle, et il était résolu à tout attendre de son bon
plaisir, et rien de sa propre importunité.
Elle sembla comprendre la délicatesse de sa conduite et lui en savoir
gré; car, à chaque entrevue, elle lui témoigna plus de confiance et de sympathie.
Quoiqu'il n'eût pas été
prononcé entre eux un seul mol d'amour, Franz eut donc lieu de croire qu'elle connaissait sa passion et se
sentait disposée à la partager.
Ses espérances suffisaient presque à son bonheur; et quand il se sentait un désir
plus vif de connaître celle qu'il nommait déjà intérieurement sa maîtresse, son imagination, frappée et comme
rassurée par le merveilleux qui l'entourait, la lui peignait si parfaite et si belle, qu'il redoutait en quelque sorte
le moment où elle se dévoilerait à lui.
Une nuit qu'ils erraient ensemble sous les colonnades de Saint-Marc, la femme masquée fit arrêter Franz
devant un tableau qui représentait une fille agenouillée devant le saint patron de la basilique et de la ville.
«Que dites-vous de cette femme? lui dit-elle après lui avoir laissé le temps de la bien examiner.
C'est, répondit-il, la plus merveilleuse beauté que l'on puisse, non pas voir, mais imaginer.
L'âme inspirée
de l'artiste a pu nous en donner la divine image, mais le modèle n'en peut exister qu'aux cieux.»
La femme masquée serra fortement la main de Franz.
«Moi, reprit-elle, je ne connais pas de visage plus beau que celui du glorieux saint Marc, et je ne saurais
aimer d'autre homme que celui qui en est la vivante image.»
En entendant ces mots, Franz pâlit et chancela comme frappé de vertige.
Il venait de reconnaître que le visage
du saint offrait avec le sien la plus exacte ressemblance.
Il tomba à genoux devant l'inconnue, et, lui saisissant
la main, la baigna de ses larmes, sans pouvoir prononcer une parole.
«Je sais maintenant que tu m'appartiens, lui dit-elle d'une voix émue, et que tu es digne de me connaître et de
me posséder.
À demain, au bal du palais Servilio.»
Puis elle le quitta comme les autres fois, mais sans prononcer les paroles, pour ainsi dire sacramentelles, qui
terminaient ses entretiens de chaque nuit.
Franz, ivre de joie, erra tout le jour dans la ville, sans pouvoir
s'arrêter nulle part.
Il admirait le ciel, souriait aux lagunes, saluait les maisons, et parlait au vent.
Tous ceux
qui le rencontraient le prenaient pour un fou et le lui montraient par leurs regards.
Il s'en apercevait, et riait de
la folie de ceux qui raillaient la sienne.
Quand ses amis lui demandaient ce qu'il avait fait depuis un mois
qu'on ne le voyait plus, il leur répondait: «Je vais être heureux», et passait.
Le soir venu, il alla acheter une
magnifique écharpe et des épaulettes neuves, rentra chez lui pour s'habiller, mit le plus grand soin à sa toilette,
et se rendit ensuite, revêtu de son uniforme, au palais Servilio.
L'Orco
L'Orco 6.
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