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L'Immortel --Un monstre.

Publié le 11/04/2014

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L'Immortel --Un monstre. --Sans fortune? --Pauvre petit relieur, cartonneur, qui vit de son travail, de ses légumes ... avec ça, intelligent, d'une érudition, d'une mémoire.... Nous allons, sans doute, le trouver rôdant à quelque coin du palais.... C'est un grand rêvassier, ce père Fage, comme tous les hommes à passion.... Suis-moi, mais regarde à tes pieds ... le chemin n'est pas toujours commode.» Ils montaient un vaste escalier dont les premières marches tenaient encore, ainsi que la rampe toute rouillée, éclatée et tordue par endroits; puis brusquement l'en suivait un précaire pont de bois appuyé sur les traverses de l'escalier, entre de hautes murailles où se devinaient des restes de grandes fresques craquelées, mangées, couleur de suie, la croupe d'un cheval, un torse nu de femme, avec des titres à peine lisibles sur des cartouches dédorés: la Méditation ... le Silence ... le Commerce rapproche les peuples. Au premier étage, un long corridor, à voûte cintrée comme aux arènes d'Arles ou de Nîmes, se perdait entre des murs noircis, lézardés, éclairé çà et là de larges crevasses, montrant des débris de plâtre, de fonte, d'inextricables broussailles. À l'entrée de ce couloir la muraille portait: Corridor des huissiers. Ils le retrouvèrent à peu près semblable à l'étage au-dessus, seulement, ici, la toiture ayant cédé, ce n'était plus qu'une longue terrasse de broussailles montant aux arcades restées debout et retombant en lianes échevelées et battantes jusqu'au niveau de la cour d'honneur. Et l'on apercevait de là-haut les toits des maisons voisines, les murs blancs de la caserne rue de Poitiers, les grands platanes de l'hôtel Padovani balançant à leur cime des nids de corneilles, abandonnés et vides jusqu'à l'hiver, puis, en bas, la cour déserte, pleine de soleil, le petit jardin du relieur et son étroite maisonnette. «Dis donc, mon vieux, y en a-t-il! y en a-t-il!... disait Védrine montrant à son camarade la flore sauvage, d'une exubérance, d'une variété si extraordinaires, dont le palais entier était envahi ... si Crocodilus voyait ça, quelle colère!» Tout à coup se reculant: «C'est trop fort, par exemple....» En bas, vers la maison du relieur, venait d'apparaître Astier-Réhu reconnaissable à sa longue redingote vert serpent, à son haute-forme élargi et plat; célèbre sur la rive gauche, ce chapeau jeté en arrière sur des boucles grises, auréolant l'archange du baccalauréat, Crocodilus en personne. Il s'entretenait assez vivement avec un tout petit homme, tête nue et luisant de cosmétique, sanglé dans un veston clair où saillait, comme une coquetterie, la difformité de son dos. On ne pouvait entendre leurs paroles, mais Astier semblait très animé, agitant sa canne, penchant sa taille vers la face du petit être très calme au contraire, l'air réfléchi, ses deux grandes mains en arrière croisées sous sa bosse. «Il travaille donc pour l'Institut, cet avorton?» demanda Freydet qui se rappelait maintenant ce nom de Fage prononcé par son maître. Védrine ne répondit pas, attentif à la mimique des deux hommes dont la discussion venait de s'interrompre brusquement, le bossu rentrant chez lui avec un geste de dire: «Comme vous voudrez....» tandis qu'Astier-Réhu gagnait à grands pas furieux la sortie du palais vers la rue de Lille, puis, hésitant, revenait vers la boutique dont la porte se refermait sur lui. «C'est drôle, murmurait le sculpteur.... Pourquoi Fage ne m'a-t-il jamais dit?... Quel abîme, ce petit homme!... Après tout, peut-être font-ils leurs farces ensemble ... la chasse à l'in-12 et à l'in-8o. --Oh! Védrine.» ***** IV 27 L'Immortel Freydet, sa visite faite, remontait lentement le quai d'Orsay, songeant à son livre, à ses ambitions académiques, fortement secouées par les rudes vérités qu'il venait d'entendre. Comme on change peu, tout de même! Comme on est de bonne heure ce qu'on sera!... À vingt-cinq ans de distance, sous les rides, les poils gris, tous les postiches dont l'existence affuble les hommes, les deux copains de Louis-le-Grand se retrouvaient identiques à ce qu'ils étaient sur leur banc de classe: l'un violent, exalté, toujours en révolte; l'autre docile, hiérarchique, avec un fond d'indolence qui s'était développé au calme des champs. Après tout, Védrine avait peut-être raison: même avec l'assurance de réussir, cela valait-il de tant s'agiter? Surtout il s'effrayait pour sa soeur, la pauvre infirme, toute seule à Clos-Jallanges pendant qu'il ferait ses démarches et visites de candidat. Rien que pour quelques jours d'absence elle s'alarmait, s'attristait, lui avait écrit le matin une lettre navrante. À ce moment, il passait devant la caserne des dragons et fut distrait par l'aspect des faméliques attendant, de l'autre côté de la chaussée, qu'on leur distribue des restes de soupe. Venus longtemps d'avance, de peur de perdre leur tour, assis sur les bancs ou debout alignés contre le parapet du quai, terreux, sordides, avec des cheveux, des barbes d'hommes-chiens, des loques de naufragés, ils restaient là sans bouger, sans se parler, en troupeau, guettant jusqu'au fond de la grande cour militaire l'arrivée des gamelles et le signe de l'adjudant qui leur en permettrait l'approche. Et c'était terrible, dans la splendeur du jour, cette rangée silencieuse d'yeux de fauves, de mufles affamés tendus avec la même expression animale vers ce portail large ouvert. «Que faites-vous donc là, mon cher enfant?» Astier-Réhu, radieux, avait passé son bras sous celui de son élève. Il suivit le geste du poète lui montrant, sur le trottoir en face, ce navrant tableau parisien. «En effet..., en effet....» Mais ses gros yeux de pédagogue ne savaient rien voir que dans les livres, sans notion directe ni émue des choses de la vie. Même, à sa façon d'enlever Freydet, de lui dire en l'entraînant: «Accompagnez-moi donc jusqu'à l'Institut,» on sentait que le maître désapprouvait ces musarderies de la rue, voulait qu'on fût plus sérieux que cela. Et doucement appuyé au bras du disciple préféré, il lui contait sa joie, son ravissement, la miraculeuse trouvaille qu'il venait de faire: une lettre de la grande Catherine à Diderot sur l'Académie, et cela, juste à l'approche de son compliment au grand-duc. Il comptait la lire en séance, cette merveille des merveilles, peut-être même offrir à Son Altesse, au nom de la Compagnie, l'autographe de son aïeule. Le baron Huchenard en crèverait de male envie. «À propos, vous savez, mes Charles-Quint?... Calomnie, pure calomnie.... J'ai là de quoi le confondre, ce Zoïle!» De sa grosse main courte, il frappait sur le maroquin d'une lourde serviette et, dans l'expansion de sa joie, voulant que Freydet fut heureux aussi, il le ramenait à leur conversation de la veille, à sa candidature au premier fauteuil vacant. Ce serait si charmant, le maître et l'élève, assis tous deux côte à côte sous la coupole! «Et vous verrez que c'est bon, comme on est bien ... on ne peut se le figurer avant d'y être.» À l'entendre, il semblait qu'une fois là, ce fût fini des tristesses, des misères de la vie. Elles battaient le seuil sans entrer. On planait très haut, dans la paix, dans la lumière, au-dessus de l'envie, de la critique, consacré. Tout! on avait tout, on ne désirait plus rien.... Ah! l'Académie, l'Académie, ses détracteurs en parlaient sans la connaître, ou par rage jalouse de n'y pouvoir entrer, les babouins!... Sa forte voix sonnait, faisait retourner le monde tout le long du quai. Quelques-uns le reconnaissaient, prononçaient le nom d'Astier-Réhu. Sur le pas de leurs boutiques, les libraires, les marchands de curiosités et d'estampes, habitués à le voir passer à des heures régulières, saluaient d'un respectueux mouvement de retraite. «Freydet, regardez ça!...» Le maître lui montrait la palais Mazarin devant lequel ils arrivaient.... «Le voilà, mon Institut, le voilà comme il m'apparaissait dès mon plus jeune âge, en écusson sur la couverture des Didot. Dès lors, je m'étais dit: «J'y entrerai....» et j'y suis entré.... À votre tour de vouloir, cher enfant ... à bientôt....» Il franchit d'un pas alerte le portail à gauche du corps principal, s'élança dans une suite de grandes cours pavées, majestueuses, pleines de silence, où son ombre s'allongeait. IV 28

« Freydet, sa visite faite, remontait lentement le quai d'Orsay, songeant à son livre, à ses ambitions académiques, fortement secouées par les rudes vérités qu'il venait d'entendre.

Comme on change peu, tout de même! Comme on est de bonne heure ce qu'on sera!...

À vingt-cinq ans de distance, sous les rides, les poils gris, tous les postiches dont l'existence affuble les hommes, les deux copains de Louis-le-Grand se retrouvaient identiques à ce qu'ils étaient sur leur banc de classe: l'un violent, exalté, toujours en révolte; l'autre docile, hiérarchique, avec un fond d'indolence qui s'était développé au calme des champs.

Après tout, Védrine avait peut-être raison: même avec l'assurance de réussir, cela valait-il de tant s'agiter? Surtout il s'effrayait pour sa soeur, la pauvre infirme, toute seule à Clos-Jallanges pendant qu'il ferait ses démarches et visites de candidat.

Rien que pour quelques jours d'absence elle s'alarmait, s'attristait, lui avait écrit le matin une lettre navrante. À ce moment, il passait devant la caserne des dragons et fut distrait par l'aspect des faméliques attendant, de l'autre côté de la chaussée, qu'on leur distribue des restes de soupe.

Venus longtemps d'avance, de peur de perdre leur tour, assis sur les bancs ou debout alignés contre le parapet du quai, terreux, sordides, avec des cheveux, des barbes d'hommes-chiens, des loques de naufragés, ils restaient là sans bouger, sans se parler, en troupeau, guettant jusqu'au fond de la grande cour militaire l'arrivée des gamelles et le signe de l'adjudant qui leur en permettrait l'approche.

Et c'était terrible, dans la splendeur du jour, cette rangée silencieuse d'yeux de fauves, de mufles affamés tendus avec la même expression animale vers ce portail large ouvert. «Que faites-vous donc là, mon cher enfant?» Astier-Réhu, radieux, avait passé son bras sous celui de son élève.

Il suivit le geste du poète lui montrant, sur le trottoir en face, ce navrant tableau parisien.

«En effet..., en effet....» Mais ses gros yeux de pédagogue ne savaient rien voir que dans les livres, sans notion directe ni émue des choses de la vie.

Même, à sa façon d'enlever Freydet, de lui dire en l'entraînant: «Accompagnez-moi donc jusqu'à l'Institut,» on sentait que le maître désapprouvait ces musarderies de la rue, voulait qu'on fût plus sérieux que cela.

Et doucement appuyé au bras du disciple préféré, il lui contait sa joie, son ravissement, la miraculeuse trouvaille qu'il venait de faire: une lettre de la grande Catherine à Diderot sur l'Académie, et cela, juste à l'approche de son compliment au grand-duc.

Il comptait la lire en séance, cette merveille des merveilles, peut-être même offrir à Son Altesse, au nom de la Compagnie, l'autographe de son aïeule.

Le baron Huchenard en crèverait de male envie. «À propos, vous savez, mes Charles-Quint?...

Calomnie, pure calomnie....

J'ai là de quoi le confondre, ce Zoïle!» De sa grosse main courte, il frappait sur le maroquin d'une lourde serviette et, dans l'expansion de sa joie, voulant que Freydet fut heureux aussi, il le ramenait à leur conversation de la veille, à sa candidature au premier fauteuil vacant.

Ce serait si charmant, le maître et l'élève, assis tous deux côte à côte sous la coupole! «Et vous verrez que c'est bon, comme on est bien ...

on ne peut se le figurer avant d'y être.» À l'entendre, il semblait qu'une fois là, ce fût fini des tristesses, des misères de la vie.

Elles battaient le seuil sans entrer.

On planait très haut, dans la paix, dans la lumière, au-dessus de l'envie, de la critique, consacré.

Tout! on avait tout, on ne désirait plus rien....

Ah! l'Académie, l'Académie, ses détracteurs en parlaient sans la connaître, ou par rage jalouse de n'y pouvoir entrer, les babouins!... Sa forte voix sonnait, faisait retourner le monde tout le long du quai.

Quelques-uns le reconnaissaient, prononçaient le nom d'Astier-Réhu.

Sur le pas de leurs boutiques, les libraires, les marchands de curiosités et d'estampes, habitués à le voir passer à des heures régulières, saluaient d'un respectueux mouvement de retraite. «Freydet, regardez ça!...» Le maître lui montrait la palais Mazarin devant lequel ils arrivaient....

«Le voilà, mon Institut, le voilà comme il m'apparaissait dès mon plus jeune âge, en écusson sur la couverture des Didot. Dès lors, je m'étais dit: «J'y entrerai....» et j'y suis entré....

À votre tour de vouloir, cher enfant ...

à bientôt....» Il franchit d'un pas alerte le portail à gauche du corps principal, s'élança dans une suite de grandes cours pavées, majestueuses, pleines de silence, où son ombre s'allongeait.

L'Immortel IV 28. »

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