L'Immortel --Un monstre.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
Freydet, sa visite faite, remontait lentement le quai d'Orsay, songeant à son livre, à ses ambitions
académiques, fortement secouées par les rudes vérités qu'il venait d'entendre.
Comme on change peu, tout de
même! Comme on est de bonne heure ce qu'on sera!...
À vingt-cinq ans de distance, sous les rides, les poils
gris, tous les postiches dont l'existence affuble les hommes, les deux copains de Louis-le-Grand se
retrouvaient identiques à ce qu'ils étaient sur leur banc de classe: l'un violent, exalté, toujours en révolte;
l'autre docile, hiérarchique, avec un fond d'indolence qui s'était développé au calme des champs.
Après tout,
Védrine avait peut-être raison: même avec l'assurance de réussir, cela valait-il de tant s'agiter? Surtout il
s'effrayait pour sa soeur, la pauvre infirme, toute seule à Clos-Jallanges pendant qu'il ferait ses démarches et
visites de candidat.
Rien que pour quelques jours d'absence elle s'alarmait, s'attristait, lui avait écrit le matin
une lettre navrante.
À ce moment, il passait devant la caserne des dragons et fut distrait par l'aspect des faméliques attendant, de
l'autre côté de la chaussée, qu'on leur distribue des restes de soupe.
Venus longtemps d'avance, de peur de
perdre leur tour, assis sur les bancs ou debout alignés contre le parapet du quai, terreux, sordides, avec des
cheveux, des barbes d'hommes-chiens, des loques de naufragés, ils restaient là sans bouger, sans se parler, en
troupeau, guettant jusqu'au fond de la grande cour militaire l'arrivée des gamelles et le signe de l'adjudant qui
leur en permettrait l'approche.
Et c'était terrible, dans la splendeur du jour, cette rangée silencieuse d'yeux de
fauves, de mufles affamés tendus avec la même expression animale vers ce portail large ouvert.
«Que faites-vous donc là, mon cher enfant?» Astier-Réhu, radieux, avait passé son bras sous celui de son
élève.
Il suivit le geste du poète lui montrant, sur le trottoir en face, ce navrant tableau parisien.
«En effet..., en
effet....» Mais ses gros yeux de pédagogue ne savaient rien voir que dans les livres, sans notion directe ni
émue des choses de la vie.
Même, à sa façon d'enlever Freydet, de lui dire en l'entraînant:
«Accompagnez-moi donc jusqu'à l'Institut,» on sentait que le maître désapprouvait ces musarderies de la rue,
voulait qu'on fût plus sérieux que cela.
Et doucement appuyé au bras du disciple préféré, il lui contait sa joie,
son ravissement, la miraculeuse trouvaille qu'il venait de faire: une lettre de la grande Catherine à Diderot sur
l'Académie, et cela, juste à l'approche de son compliment au grand-duc.
Il comptait la lire en séance, cette
merveille des merveilles, peut-être même offrir à Son Altesse, au nom de la Compagnie, l'autographe de son
aïeule.
Le baron Huchenard en crèverait de male envie.
«À propos, vous savez, mes Charles-Quint?...
Calomnie, pure calomnie....
J'ai là de quoi le confondre, ce
Zoïle!» De sa grosse main courte, il frappait sur le maroquin d'une lourde serviette et, dans l'expansion de sa
joie, voulant que Freydet fut heureux aussi, il le ramenait à leur conversation de la veille, à sa candidature au
premier fauteuil vacant.
Ce serait si charmant, le maître et l'élève, assis tous deux côte à côte sous la coupole!
«Et vous verrez que c'est bon, comme on est bien ...
on ne peut se le figurer avant d'y être.» À l'entendre, il
semblait qu'une fois là, ce fût fini des tristesses, des misères de la vie.
Elles battaient le seuil sans entrer.
On
planait très haut, dans la paix, dans la lumière, au-dessus de l'envie, de la critique, consacré.
Tout! on avait
tout, on ne désirait plus rien....
Ah! l'Académie, l'Académie, ses détracteurs en parlaient sans la connaître, ou
par rage jalouse de n'y pouvoir entrer, les babouins!...
Sa forte voix sonnait, faisait retourner le monde tout le long du quai.
Quelques-uns le reconnaissaient,
prononçaient le nom d'Astier-Réhu.
Sur le pas de leurs boutiques, les libraires, les marchands de curiosités et
d'estampes, habitués à le voir passer à des heures régulières, saluaient d'un respectueux mouvement de
retraite.
«Freydet, regardez ça!...» Le maître lui montrait la palais Mazarin devant lequel ils arrivaient....
«Le voilà,
mon Institut, le voilà comme il m'apparaissait dès mon plus jeune âge, en écusson sur la couverture des Didot.
Dès lors, je m'étais dit: «J'y entrerai....» et j'y suis entré....
À votre tour de vouloir, cher enfant ...
à bientôt....»
Il franchit d'un pas alerte le portail à gauche du corps principal, s'élança dans une suite de grandes cours
pavées, majestueuses, pleines de silence, où son ombre s'allongeait.
L'Immortel
IV 28.
»
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