L'Immortel Et ses larmes bues, renfoncées à coups de mouchoir, elle
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
«Il ne m'a pas reconnu ...» pensa Freydet, vexé de l'écrasant regard dont l'académicien repoussa dans le rang
ce ciron qui se permettait de lui faire signe, «mes favoris, probablement ...» et distrait de ses vers, le candidat
se mit à ruminer son plan d'attaque, ses visites, la lettre officielle pour le secrétaire perpétuel.
Mais, au fait, il
était mort, le perpétuel....
Allait-on nommer Astier-Réhu avant les vacances? Et l'élection, pour quand? Sa
préoccupation descendit jusqu'aux détails, à l'habit; prendrait-il le tailleur d'Astier décidément? Et ce tailleur
fournissait-il aussi le chapeau et l'épée?
«_Pie Jesu, Domine ...» une voix de théâtre, admirable, montait derrière l'autel, demandait le repos pour
Loisillon que le Dieu de miséricorde semblait vouloir torturer cruellement; car l'église suppliait dans tous les
tons, tous les registres, en soli et en choeur: «le repos, le repos, mon Dieu!...
Qu'il dorme tranquille après tant
d'agitation et d'intrigues!...» À ce chant triste, irrésistible, répondaient dans la nef les sanglots des femmes
dominés par le hoquet tragique de Marguerite Oger, son terrible hoquet du «Quatre» dans Musidora.
Tout ce
deuil pénétrait le bon candidat, allait rejoindre dans son coeur d'autres deuils, d'autres tristesses; il pensait à
des parents morts, à sa soeur, une mère pour lui, condamnée par tous, et le sachant, en parlant dans toutes ses
lettres.
Hélas! vivrait-elle même jusqu'au jour du triomphe?...
Des larmes l'aveuglèrent, l'obligèrent à
s'essuyer les yeux.
«C'est trop ...
c'est trop....
On ne vous croira pas ...» ricanait dans son oreille la grimace du gros Lavaux.
Il se
retourna indigné, mais la voix du jeune officier commanda furieusement: «Portez ...
armes!...» et les fusils
firent cliqueter leurs baïonnettes, tandis que l'orgue grondait «la marche pour la mort d'un héros.» Le défilé de
la sortie commençait; toujours le bureau en tête, Gazan, Laniboire, Desminières, son bon maître Astier-Réhu.
Tous très beaux maintenant, noyant dans le mystère des hautes, voûtes le vert perroquet chamarré des
uniformes, ils descendaient la nef deux par deux, très lentement, comme à regret, vers ce grand carré de jour
découpé au portail ouvert.
Derrière, toute la compagnie, cédant le pas à son doyen, l'extraordinaire Jean Réhu
grandi par une longue redingote, portant haut sa toute petite tête brune, creusée dans une noix de coco, d'un air
dédaigneux et distrait signifiant qu'il avait «vu ça» un nombre incalculable de fois; et, de fait, depuis soixante
ans qu'il touchait les jetons de l'Académie, il avait dû en entendre de ces psalmodies, en jeter de cette eau
bénite sur des catafalques glorieux.
Mais si celui-là justifiait miraculeusement son titre d'Immortel, le groupe d'ancêtres qu'il précédait semblait
en être la bouffonne et triste parodie.
Décrépits, cassés en deux, déjetés comme de vieux arbres à fruits, les
pieds de plomb, les jambes molles, des yeux clignotants de bêtes de nuit, ceux qu'on ne soutenait pas s'en
allaient les mains tâtonnantes, et leurs noms murmurés par la foule évoquaient des oeuvres mortes, oubliées
depuis longtemps.
À côté de ces revenants, de ces «permissionnaires du Père-Lachaise,» comme les appelait
un malin de l'escorte, les autres académiciens semblaient jeunes, ils se campaient, bombaient leurs torses sous
des regards extasiés de femmes les brûlant à travers les voiles noirs, l'entassement de la foule, les shakos et les
sacs des militaires ahuris.
Cette fois encore, le salut de Freydet à deux ou trois «futurs collègues» fut repoussé
de froids et méprisants sourires comme on évoquent ces rêves où vos meilleurs amis ne vous reconnaissent
plus.
Mais il n'eut pas le temps de s'en attrister, pris par la bousculade à deux mouvements qui agitait l'église
vers le haut et vers la sortie.
«Eh bien! monsieur le vicomte, il va falloir nous remuer, maintenant....» Cet avis chuchoté de l'aimable
Picheral au milieu de la rumeur, de l'enchevêtrement des chaises, remit le sang en route dans les veines du
candidat; mais comme il passait devant le catafalque, Danjou lui tendant le goupillon murmura sans le
regarder: «Surtout, ne bougez plus ...
laissez faire....» Il en eut les jambes fracassées.
Remuez-vous!...
Ne
bougez plus!...
Quel avis suivre et croire le meilleur? Son maître Astier le lui dirait sans doute, et il essaya de
le rejoindre dehors.
Ce n'était pas chose commode avec l'encombrement du parvis pendant que se classait le
cortège et qu'on hissait le cercueil, écrasé d'innombrables couronnes, rien d'animé comme cette sortie
d'enterrement dans la lumière d'un beau jour; des saluts, des propos mondains tout à fait étrangers à la
cérémonie funèbre, et sur les visages l'allègement, la revanche à prendre de cette grande heure d'immobilité
traversée de chants lugubres.
Les projets, les rendez-vous échangés marquaient la vie impatiente et L'Immortel
VIII 48.
»
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