L'île Saint-Pierre - Rousseau (Rêveries du Promeneur solitaire, 5e Promenade.)

Nous ne donnons de la fameuse description de l'île Saint-Pierre que les couplets vraiment lyriques, dont quelques-uns sont un charme pour l'oreille et peuvent rivaliser d'harmonie avec les plus beaux vers. Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques, que celles du lac de Genève, parce .que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près ; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés, de bocages, des contrastes plus fréquents et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux et le roulement des torrents qui tombent de la montagne. ... L'exercice que j'avais fait, et la bonne humeur qui en est inséparable, me rendaient le repos du dîner très agréable; mais, quand il se prolongeait trop et que le beau temps m'invitait, je ne pouvais si longtemps attendre ; je m'esquivais et j'allais me jeter seul dans un bateau, que je conduisais au milieu du lac; et là, m'étendant de tout mon long, les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l'eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant,' ne laissaient pas d'être à mon gré cent fois préférables à ce que j'avais trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie. ... Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche, m'asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires, pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'œil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté par des montagnes prochaines, et de l'autre élargis en riches et fertiles plaines dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient. Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île, j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché. Là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans cesse mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque courte et faible réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offrait l'image. Mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m'attacher, au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu, je ne pouvais m'arracher de là sans effort.

(Rêveries du Promeneur solitaire, 5e Promenade.)

QUESTIONS D'EXAMEN

I. — L'ensemble. — Description de paysages chers à Rousseau. S'agit-il ici d'une sèche description géographique? Rousseau s'intéresse-t-il à la nature pour elle-même? Ou bien s'y intéresse-t-il en raison des rêveries qu'elle provoque et des émotions qu'elle fait naître? (Justifiez votre opinion); Montrez l'influence qu'exerce la nature sur l'âme sensible de Rousseau; Faites remarquer le double caractère de la page étudiée : l'auteur décrit les rives du lac et s'analyse lui-même; 50 D'où vous paraît provenir le charme particulier de cette page?  

II. - L'analyse du morceau. — Distinguez les différentes parties du morceau : a) Les rives du lac de Bienne; comparaison avec celles du lac de Genève; b) Le repos du dîner; la promenade en bateau; c) Les herborisations; d) La méditation poétique au bord du lac); Rousseau ne semble-t-il pas préférer les rives du lac de Bienne à celles du lac de Genève? Pourquoi? Comment appelle-t-il ceux qui aiment à s'enivrer des charmes de la nature? — L'expression ne s'applique-t-elle pas surtout à lui-même? Indiquez les grandes lignes du gracieux tableau que nous offre la deuxième partie; Que faisait Rousseau quand le lac agité ne permettait pas la navigation? A quoi pensait-il, le soir, assis au bord du lac?

III. — Le style ; — les expressions. — Faites ressortir l'harmonie du style, dans ce morceau (phrases rythmées, musicales, formant parfois de véritables strophes, — ce qui a fait dire à un critique contemporain, Émile Faguet, que « Rousseau est l'un des plus grands poètes de race «. —Indiquer quelques-unes de ces phrases chantantes, — qui sont un charme pour l'oreille); Montrez que Rousseau est aussi un peintre (il peint par l'emploi du mot propre : des rives sauvages, mais qui ne sont pas moins riantes...; des asiles ombragés...); il peint aussi par le rythme (remarquer la magnifique période oratoire du deuxième alinéa, dans laquelle Rousseau nous montre si bien la nonchalante et onduleuse promenade du bateau sur le lac); Indiquez la signification de accidents (des accidents plus rapprochés). — de réduits (les réduits les plus riants).

IV. - La grammaire. — Indiquez deux composés et deux dérivés de rive, de bord; Quelle est la composition des mots instabilité, uniformité? Énumérez les adverbes employés dans la première phrase du morceau; — rôle de chacun d'eux; Distinguez les propositions contenues dans cette même phrase.

Rédaction. — Récit d'une promenade en bateau sur une rivière ou sur un lac, au mois de septembre.