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L'homme Qui Rit Le taille-mer, long, courbe et aigu sous le beaupré, sortait de l'avant comme une corne de croissant.

Publié le 12/04/2014

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L'homme Qui Rit Le taille-mer, long, courbe et aigu sous le beaupré, sortait de l'avant comme une corne de croissant. A la naissance du taille-mer, aux pieds de la vierge, était agenouillé un ange adossé à l'étrave, ailes ployées, et regardant l'horizon avec une lunette.L'ange était doré comme la Notre-Dame. Il y avait dans le taille-mer des jours et des claires-voies pour laisser passer les lames, occasion de dorures et d'arabesques. Sous la Notre-Dame, était écrit en majuscules dorées le mot Matutina, nom du navire, illisible en ce moment à cause de l'obscurité. Au pied de la falaise était déposé, en désordre dans le pêle-mêle du départ, le chargement que ces voyageurs emportaient et qui, grâce à la planche servant de pont, passait rapidement du rivage dans la barque. Des sacs de biscuits, une caque de stock-fish, une boîte de portative soup, trois barils, un d'eau douce, un de malt, un de goudron, quatre ou cinq bouteilles d'ale, un vieux portemanteau bouclé dans des courroies, des malles, des coffres, une balle d'étoupes pour torches et signaux, tel était ce chargement. Ces déguenillés avaient des valises, ce qui semblait indiquer une existence nomade; les gueux ambulants sont forcés de posséder quelque chose; ils voudraient bien parfois s'envoler comme des oiseaux, mais ils ne peuvent à moins d'abandonner leur gagne-pain. Ils ont nécessairement des caisses d'outils et des instruments de travail, quelle que soit leur profession errante. Ceux-ci traînaient ce bagage, embarras dans plus d'une occasion. Il n'avait pas dû être aisé d'apporter ce déménagement au bas de cette falaise. Ceci du reste révélait une intention de départ définitif. On ne perdait pas le temps; c'était un passage continuel du rivage à la barque et de la barque au rivage; chacun prenait sa part de la besogne; l'un portait un sac, l'autre un coffre. Les femmes possibles ou probables dans cette promiscuit travaillaient comme les autres. On surchargeait l'enfant. Si cet enfant avait dans ce groupe son père et sa mère, cela est douteux. Aucun signe de vie ne lui était donné. On le faisait travailler, rien de plus. Il paraissait, non un enfant dans une famille, mais un esclave dans une tribu. Il servait tout le monde, et personne ne lui parlait. Du reste, il se dépêchait, et, comme toute cette troupe obscure dont il faisait partie, il semblait n'avoir qu'une pensée, s'embarquer bien vite. Savait-il pourquoi? probablement non. Il se hâtait machinalement. Parce qu'il voyait les autres se hâter. L'ourque était pontée. L'arrimage du chargement dans la cale fut promptement exécuté, le moment de prendre le large arriva. La dernière caisse avait été portée sur le pont, il n'y avait plus embarquer que les hommes. Les deux de cette troupe qui semblaient les femmes étaient déjà à bord; six, dont l'enfant, étaient encore sur la plate-forme basse de la falaise. Le mouvement de départ se fit dans le navire, le patron saisit la barre, un matelot prit une hache pour trancher le câble d'amarre. Trancher, signe de hâte; quand on a le temps, on dénoue. Andamos, dit à demi-voix celui des six qui paraissait le chef, et qui avait des paillettes sur ses guenilles. L'enfant se précipita vers la planche pour passer le premier. Comme il y mettait le pied, deux des hommes se ruant, au risque de le jeter à l'eau, entrèrent avant lui, un troisième l'écarta du coude et passa, le quatrième le repoussa du poing et suivit le troisième, le cinquième, qui était le chef, bondit plutôt qu'il n'entra dans la barque, et, en y sautant, poussa du talon la planche qui tomba à la mer, un coup de hache coupa l'amarre, la barre du gouvernail vira, le navire quitta le rivage, et l'enfant resta à terre. III. SOLITUDE L'enfant demeura immobile sur le rocher, l'oeil fixe. Il n'appela point. Il ne réclama point. C'était inattendu pourtant; il ne dit pas une parole. Il y avait dans le navire le même silence. Pas un cri de l'enfant vers ces III. SOLITUDE 25 L'homme Qui Rit hommes, pas un adieu de ces hommes à l'enfant. Il y avait des deux parts une acceptation muette de l'intervalle grandissant. C'était comme une séparation de mânes au bord d'un styx. L'enfant, comme clou sur la roche que la marée haute commençait à baigner, regarda la barque s'éloigner. On eût dit qu'il comprenait. Quoi? que comprenait-il? l'ombre. Un moment après, l'ourque atteignit le détroit de sortie de la crique et s'y engagea. On aperçut la pointe du mât sur le ciel clair au-dessus des blocs fendus entre lesquels serpentait le détroit comme entre deux murailles. Cette pointe erra au haut des roches, et sembla s'y enfoncer. On ne la vit plus. C'était fini. La barque avait pris la mer. L'enfant regarda cet évanouissement. Il était étonné, mais rêveur. Sa stupéfaction se compliquait d'une sombre constatation de la vie. Il semblait qu'il y eût de l'expérience dans cet être commençant. Peut-être jugeait-il déjà. L'épreuve, arrivée trop tôt, construit parfois au fond de la réflexion obscure des enfants on ne sait quelle balance redoutable où ces pauvres petites âmes pèsent Dieu. Se sentant innocent, il consentait. Pas une plainte. L'irréprochable ne reproche pas. Cette brusque élimination qu'on faisait de lui ne lui arracha pas même un geste. Il eut une sorte de refroidissement intérieur. Sous cette subite voie de fait du sort qui semblait mettre le dénoûment de son existence presque avant le début, l'enfant ne fléchit pas. Il reçut ce coup de foudre, debout. Il était évident, pour qui eût vu son étonnement sans accablement, que, dans ce groupe qui l'abandonnait, rien ne l'aimait, et il n'aimait rien. Pensif, il oubliait le froid. Tout à coup l'eau lui mouilla les pieds; la marée montait; une haleine lui passa dans les cheveux; la bise s'élevait. Il frissonna. Il eut de la tête aux pieds ce tremblement qui est le réveil. Il jeta les yeux autour de lui. Il était seul. Il n'y avait pas eu pour lui jusqu'à ce jour sur la terre d'autres hommes que ceux qui étaient en ce moment dans l'ourque. Ces hommes venaient de se dérober. Ajoutons, chose étrange à énoncer, que ces hommes, les seuls qu'il connût, lui étaient inconnus. Il n'eût pu dire qui étaient ces hommes. Son enfance s'était passée parmi eux, sans qu'il eût la conscience d'être des leurs. Il leur était juxtaposé; rien de plus. Il venait d'être oublié par eux. Il n'avait pas d'argent sur lui, pas de souliers aux pieds, peine un vêtement sur le corps, pas même un morceau de pain dans sa poche. C'était l'hiver. C'était le soir. Il fallait marcher plusieurs lieues avant d'atteindre une habitation humaine. III. SOLITUDE 26

« hommes, pas un adieu de ces hommes à l'enfant.

Il y avait des deux parts une acceptation muette de l'intervalle grandissant.

C'était comme une séparation de mânes au bord d'un styx.

L'enfant, comme clou sur la roche que la marée haute commençait à baigner, regarda la barque s'éloigner.

On eût dit qu'il comprenait. Quoi? que comprenait-il? l'ombre. Un moment après, l'ourque atteignit le détroit de sortie de la crique et s'y engagea.

On aperçut la pointe du mât sur le ciel clair au-dessus des blocs fendus entre lesquels serpentait le détroit comme entre deux murailles.

Cette pointe erra au haut des roches, et sembla s'y enfoncer.

On ne la vit plus.

C'était fini.

La barque avait pris la mer. L'enfant regarda cet évanouissement. Il était étonné, mais rêveur. Sa stupéfaction se compliquait d'une sombre constatation de la vie.

Il semblait qu'il y eût de l'expérience dans cet être commençant.

Peut-être jugeait-il déjà.

L'épreuve, arrivée trop tôt, construit parfois au fond de la réflexion obscure des enfants on ne sait quelle balance redoutable où ces pauvres petites âmes pèsent Dieu. Se sentant innocent, il consentait.

Pas une plainte.

L'irréprochable ne reproche pas. Cette brusque élimination qu'on faisait de lui ne lui arracha pas même un geste.

Il eut une sorte de refroidissement intérieur.

Sous cette subite voie de fait du sort qui semblait mettre le dénoûment de son existence presque avant le début, l'enfant ne fléchit pas.

Il reçut ce coup de foudre, debout. Il était évident, pour qui eût vu son étonnement sans accablement, que, dans ce groupe qui l'abandonnait, rien ne l'aimait, et il n'aimait rien. Pensif, il oubliait le froid.

Tout à coup l'eau lui mouilla les pieds; la marée montait; une haleine lui passa dans les cheveux; la bise s'élevait.

Il frissonna.

Il eut de la tête aux pieds ce tremblement qui est le réveil. Il jeta les yeux autour de lui. Il était seul. Il n'y avait pas eu pour lui jusqu'à ce jour sur la terre d'autres hommes que ceux qui étaient en ce moment dans l'ourque.

Ces hommes venaient de se dérober. Ajoutons, chose étrange à énoncer, que ces hommes, les seuls qu'il connût, lui étaient inconnus. Il n'eût pu dire qui étaient ces hommes. Son enfance s'était passée parmi eux, sans qu'il eût la conscience d'être des leurs.

Il leur était juxtaposé; rien de plus. Il venait d'être oublié par eux. Il n'avait pas d'argent sur lui, pas de souliers aux pieds, peine un vêtement sur le corps, pas même un morceau de pain dans sa poche. C'était l'hiver.

C'était le soir.

Il fallait marcher plusieurs lieues avant d'atteindre une habitation humaine.

L'homme Qui Rit III.

SOLITUDE 26. »

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