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LES MYSTIFICATIONS DE L'IDÉALISME SPÉCULATIF (extrait de la Sainte Famille)

Publié le 07/02/2011

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famille

Quand, opérant sur des réalités, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme la notion générale fruit ; quand, allant plus loin, je me figure que ma notion abstraite, tirée des fruits réels, c'est-à-dire le fruit, est une essence qui existe en dehors de moi et constitue même la véritable essence de la pomme, de la poire, je déclare, en langage spéculatif, que le fruit est la substance de la poire, de la pomme, de l'amande, etc. Je dis donc que ce qu'il y a d'essentiel dans la poire ou la pomme ce n'est pas d'être poire ou pomme. Ce qui leur est essentiel, ce n'est pas leur être réel, concret et tombant sous les sens, mais l'essence abstraite que j'en ai déduite et que je leur ai substituée, l'essence de ma représentation : le fruit. Je déclare la pomme, la poire, l'amande, etc., de simples modes d'existence du fruit. Mon intelligence finie, mais soutenue par les sens, distingue, il est vrai, une pomme d'une poire et une poire d'une amande ; mais ma raison spéculative déclare que cette différence sensible est inessentielle et indifférente. Elle voit dans la pomme le même élément que dans la poire et dans la poire le même élément que dans l'amande, c'est-à-dire le fruit. Les fruits réels et particuliers ne sont plus que des fruits apparents dont la substance, le fruit, est la véritable essence. On n'arrive, de cette façon, à aucune abondance particulière de détermination. Le minéralogiste, qui se bornerait à déclarer que tous les minéraux sont réellement le minéral, ne serait minéralogiste que dans son imagination. A chaque minéral, le minéralogiste spéculatif dit : le minéral et sa science se limite à répéter ce terme autant de fois qu'il y a de véritables minéraux. Après avoir, des différents fruits réels, fait un fruit abstrait, le fruit, la spéculation, pour arriver à l'apparence d'un contenu réel, doit donc essayer, d'une façon ou d'une autre, de remonter du fruit, de la substance, aux véritables fruits distincts, la poire, la pomme, l'amande, etc. Mais autant il est facile, en partant des fruits réels, de produire le concept abstrait, le fruit, autant il est difficile, en partant du concept abstrait, le fruit, de produire des fruits réels. Il est même impossible, à moins de renoncer à l'abstraction, de passer de l'abstraction à son contraire. Le philosophe spéculatif renonce donc à l'abstraction du fruit, mais il y renonce de façon spéculative, mystique, en ayant l'air de ne pas y renoncer. Aussi, ce n'est qu'en apparence qu'il s'élève au-dessus de l'abstraction. Voici comment il raisonne probablement : Si la pomme, la poire, l'amande, la fraise, etc., ne sont en réalité que la substance, le fruit, comment se fait-il que le fruit m'apparaisse tantôt sous l'aspect de la pomme, tantôt sous l'aspect de la poire, etc. ? D'où vient cette apparence de diversité, si manifestement contraire à ma conception spéculative de l'unité, de la substance, du fruit ? La raison en est, répond le philosophe spéculatif, que le fruit n'est pas une entité sans vie, sans caractères distinctifs, sans mouvement, mais une essence douée de vie, de caractères distinctifs, de mouvement. La différence des fruits ordinaires n'importe en rien à mon intelligence sensible, mais elle importe au fruit lui-même, à la raison spéculative. Les divers fruits « profanes « sont des manifestations différentes du fruit unique ; ce sont des cristallisations qui forment le fruit lui-même. C'est ainsi, par exemple, que dans la pomme et la poire, le fruit prend l'aspect d'une pomme et d'une poire. Il ne faut donc plus dire, comme lorsqu'on se plaçait au point de vue de la substance : la poire est le fruit, la pomme est le fruit, l'amande est le fruit ; il faut dire au contraire : le fruit se présente comme poire, le fruit se présente comme pomme, le fruit se présente comme amande, et les différences qui distinguent la poire, la pomme, l'amande, ce sont les différences mêmes du fruit, et elles font des fruits particuliers des membres différents dans le procès vital du fruit. Le fruit n'est donc plus une unité sans contenu, ni différence ; c'est l'unité en tant que généralité, en tant que totalité des fruits qui forment « une série organiquement distribuée «. Dans chaque membre de cette série, le fruit prend une figure plus développée, plus nettement caractérisée jusqu'à ce qu'elle soit enfin, en tant que résumé de tous les fruits, l'unité vivante qui contient et reproduit sans cesse chacun de ses éléments tout comme tous les membres du corps se transforment sans cesse en sang et sont sans cesse reproduits par le sang. On le voit : alors que la religion chrétienne ne connaît qu'une seule incarnation de Dieu, la philosophie spéculative a autant d'incarnations qu'il y a de choses ; c'est ainsi qu'elle possède ici, dans chaque fruit, une incarnation de la substance, du fruit absolu.

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