Les Horaces. ACTE II, SCENE III - CORNEILLE
Publié le 05/07/2011
Extrait du document
HORACE. Mourir pour le pays est un si digne sort Qu'on briguerait en foule une si belle mort. Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime, S'attacher au combat contre un autre soi-même, Attaquer un parti qui prend pour défenseur Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur, Et, rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie, Une telle vertu n'appartenait qu'à nous. L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée Pour oser aspirer à tant de renommée. CURIACE.. Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr, L'occasion est belle, il nous la faut chérir. Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare; Mais votre fermeté tient un peu du barbare : Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité D'aller par ce chemin à l'immortalité; A quelque prix qu'on mette une telle famée, L'obscurité vaut mieux que tant de renommée. Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir, Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir; Notre longue amitié, l'amour, ni l'alliance N'ont pu mettre un moment mon esprit en balance; Et, puisque par ce choix Albe montre, en effet, Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait, Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome. J'ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme. Je vois que votre honneur demande tout mon sang, Que tout le mien consiste à vous percer le flanc; Près d'épouser la sœur qu'il faut tuer le frère, Et que pour mon pays, j'ai le sort si contraire. Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur, Mon cœur s'en effarouche, et j'en frémis d'horreur. J'ai pitié de moi-même et jette un œil d'envie Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie ; Sans souhait toutefois de pouvoir reculer, Ce triste et fier honneur m'émeut sans m'ébranler. J'aime ce qu'il me donne, et je plains ce qu'il m'ôte, Et, si Rome demande une vertu plus haute, Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain, Pour conserver encor quelque chose d'humain. HORACE. Si vous n'êtes Romain, soyez digne de l'être, Et si vous m'égalez, faites-le mieux paraître. La solide vertu dont je fais vanité N'admet pas de faiblesse avec sa fermeté Et c'est mal de l'honneur entrer dans la carrière Que dès le premier pas regarder en arrière. Notre malheur est grand, il est au plus haut point; Je l'envisage entier, mais je n'en frémis point. Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie, J'accepte aveuglément cette gloire avec joie; Celle de recevoir de tels commandements Doit étouffer en nous tous autres sentiments. Qui, près de le servir, considère autre chose A faire ce qu'il doit lâchement se dispose. Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien. Rome a choisi mon bras, je n'examine rien. Avec une allégresse aussi pleine et sincère Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère: Et, pour trancher enfin ces discours superflus, Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. CURIACE. Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue ; Mais cette âpre vertu ne m'était pas connue; Comme notre malheur, elle est au plus haut point. Souffrez que je l'admire et ne l'imite point.
L'ensemble. — Dans la pièce des Horaces, on voit le déchirement de deux familles unies par les liens les plus chers et dont les fils sont appelés à lutter les uns contre les autres pour défendre leur Patrie. Deux caractères se manifestent ici : l'un, Horace, n'éprouve que joie et fierté à combattre pour Rome; l'autre, Curiace, fera son devoir, servira Albe, son pays, mais il en souffre profondément, non seulement à cause de son amour pour Camille, sœur d'Horace, mais parce qu'il trouve cette lutte barbare et fratricide. II méprise la gloire acquise par de tels moyens et se révèle plus sensible et plus humain. Corneille montre son goût des situations extraordinaires, son art de la discussion et l habileté avec laquelle il sait exprimer les nuances diverses d'un même sentiment. Au point de vue historique nous pouvons lire dans cette pièce un commentaire du récit de Tite-Live, et nous sommes reportés à ce combat antique qui a décidé, sans doute, des destinées de Rome.
Liens utiles
- ACTE IV, SCENE III - Polyeucte de Corneille
- ACTE V, SCENE I et SCENE III - CINNA DE CORNEILLE
- ACTE III, SCENE VI - CORNEILLE : LE CID
- ACTE III, SCENE IV - CORNEILLE : LE CID
- ACTE III, SCENE III - CORNEILLE : LE CID