Les dieux de Croc-Blanc étaient sans trêve en chasse de quelque animal. Les plus vieux et les plus faibles d'entre eux oururent d'inanition. Ce n'était dans le camp que gémissements et affres de souffrance. Femmes et enfants tombaient e faim, le peu de nourriture qui restait s'en allant dans le ventre des chasseurs aux yeux creux, qui battaient la forêt, dans leur vaine poursuite de la viande. Tandis que les dieux en étaient réduits à manger le cuir de leurs mocassins et de leurs mouffles, les chiens dévoraient es harnais dont on les avait déchargés, et jusqu'à la lanière des fouets. Puis les chiens se mangèrent les uns les autres et les dieux, à leur tour, mangèrent les chiens. Les plus débiles et les moins beaux étaient mangés les premiers. Ceux qui urvivaient regardaient et comprenaient. Quelques-uns parmi les plus hardis, croyant faire preuve de sagesse, bandonnèrent les feux des dieux et s'enfuirent dans les forêts. Il y succombèrent de faim ou furent dévorés par les oups. Dans cette misère, Croc-Blanc se coula lui aussi parmi les bois. L'entraînement de son enfance le rendait plus apte ue les autres chiens à la vie sauvage et le guidait dans ses actions. Il s'adonna plus spécialement à la chasse des menues estioles et reprit ses affûts à l'écureuil, dont il guettait les mouvements sur les arbres, attendant, avec une patience ussi infinie que sa faim, que le prudent petit animal s'aventurât sur le sol. Il s'élançait alors de sa cachette, comme un gris projectile, incroyablement rapide, et ne manquait jamais son but. Si vif que fût l'envol de l'écureuil, il était trop lent encore. Mais si réussie que fût cette chasse, il n'y avait pas assez d'écureuils pour engraisser ou simplement nourrir CrocBlanc. Il chassa plus petit, ne dédaigna pas de déterrer les souris-des-bois et n'hésita pas à livrer bataille à une belette aussi affamée que lui et bien plus féroce. Au moment où la famine atteignait son point culminant, il s'en revint vers les feux des dieux. Il s'arrêta à quelque distance des tentes, épiant, de la forêt, ce qui se passait dans le camp, évitant d'être découvert et dépouillant les pièges des Indiens du gibier qu'il y trouvait capturé. Il spolia même un piège appartenant à Castor-Gris et où un lièvre était pris, tandis que son ancien maître était à errer dans la forêt. Il se reposait souvent couché sur le sol, si grande était sa faiblesse et tellement le souffle lui manquait. Un jour, il rencontra un jeune loup maigre et demi-mort de besoin. S'il n'avait pas été affamé lui-même, Croc-Blanc aurait pu se joindre à lui et, peut-être, aller reprendre place dans la troupe sauvage de ses frères. Mais étant donné la situation présente, il courut sur le jeune loup, le tua et le mangea. La chance semblait le favoriser. Toujours, lorsque le besoin de nourriture se faisait le plus durement sentir, il trouvait quelque chose à tuer. Lorsqu'il se sentait surtout faible, il avait le bonheur de ne pas se croiser avec un adversaire plus fort que lui et qui l'eût infailliblement mis à mal. Une troupe de loups, qui se précipita sur lui, le trouva solidement repu d'un lynx qu'il avait dévoré deux jours avant. Ce fut une chasse acharnée et sans quartier. Mais Croc-Blanc était plus en forme que ses agresseurs. Il finit par lasser leur poursuite et sauva sa vie. Mieux encore, revenant sur ses pas, il se jeta sur un de ses poursuivants avancés et s'en régala. Quittant ensuite cette région, il s'en vint pérégriner à travers la vallée où il était né. Il y dénicha l'ancienne tanière et y trouva Kiche. Elle avait fui, comme lui, les feux inhospitaliers des dieux et avait repris possession de son refuge pour mettre au jour une portée. Un seul des nouveaux-nés survivait lorsque Croc-Blanc fit son apparition, et cette jeune existence n'était pas destinée à résister encore longtemps, en une telle famine. L'accueil de Kiche à son grand fils ne fut pas plus affectueux que lors de leur dernière rencontre. Mais Croc-Blanc ne s'en inquiéta pas. Sa force dépassait maintenant celle de sa mère. Il tourna le dos avec philosophie et descendit en trottant, vers le torrent. Il obliqua vers la tanière de la mère-lynx contre laquelle il avait, en compagnie de Kiche, combattu voilà bien longtemps. Il s'étendit dans la tanière abandonnée et y dormit tout un jour. Vers la fin de l'été, dans la dernière période de la famine, il se rencontra avec Lip-Lip, qui avait aussi gagné les bois où il traînait une existence misérable. Ils trottaient tous deux en sens opposé, à la base d'une des falaises qui bordaient le torrent. Inopinément, ils se trouvèrent nez à nez à un tournant du roc. S'étant arrêtés, ils se mirent aussitôt en garde et se jetèrent un méfiant coup d'oeil. Croc-Blanc était en splendide condition. La chasse avait été bonne et, depuis huit jours, il s'était repu à gueule que veux-tu. Son dernier meurtre n'était même pas encore digéré. Mais à l'aspect de Lip-Lip, ses poils se hérissèrent tout le long de son dos, d'un mouvement automatique, comme au temps des persécutions passées, et il gronda. Ce qui suivit fut l'affaire d'un instant. Lip-Lip essaya de fuir mais Croc-Blanc, d'un coup d'épaule, le culbuta et le fit rouler sur le sol. Puis il plongea ses dents dans sa gorge. Tandis que son ennemi agonisait, il tourna en cercle autour de lui, pattes raides et observant. Après quoi il reprit sa route et s'en alla en trottant le long de la falaise. Peu après cet événement, il s'avança sur la lisière de la forêt dans la direction d'une étroite clairière qui s'inclinait vers le Mackenzie et où il était déjà venu. Mais maintenant, un campement l'occupait. Il demeura caché parmi les arbres afin d'étudier la situation. Spectacle, sons et odeurs lui étaient familiers. C'était l'ancien campement qui s'était transporté cet endroit. Spectacle, sons et odeurs différaient cependant du dernier souvenir qu'il en avait gardé. Il n'y avait plus de plaintes ni de gémissements. Des bruits joyeux saluaient ses oreilles et, quand il entendit la voix irritée d'une femme, il sut que derrière cette colère était un estomac plein. Une odeur de poisson frit flottait dans l'air. La nourriture ne manquait pas et la famine s'en était allée. Alors il sortit hardiment de la forêt et, trottant à travers le village, vint droit à la tente de CastorGris. Castor-Gris n'était pas là, mais Klou-Kouch le reçut avec des cris de joie. Elle lui donna tout un poisson fraîchement pris et il se coucha par terre en attendant le retour de Castor-Gris. XV L'ennemi de sa race S'il y avait eu dans la nature de Croc-Blanc quelque aptitude (fût-elle de dernier fruit d'un atavisme très ancien) de raterniser avec les représentants de sa race, plus rien de cette aptitude n'aurait pu subsister du jour où il fut choisi pour tre à son tour le chef de file de l'attelage du traîneau. Car dès lors les autres chiens l'avaient haï. Ils l'avaient haï pour le upplément de viande que lui donnait Mit-Sah ; haï pour toutes les faveurs, imaginaires ou réelles, qu'il recevait de 'Indien ; haï parce qu'il courait toujours en avant d'eux, balançant devant leurs yeux le panache de sa queue, faisant fuir ternellement hors de leur portée son train de derrière, en une vision constante qui les rendait fous. Par un contrecoup fatal, Croc-Blanc avait rendu haine pour haine. Le rôle qui lui avait été dévolu n'était rien moins u'agréable. Être contraint de courir avec, à ses trousses, la troupe hurlante dont chaque chien avait été depuis trois ans trillé et asservi par lui, était quelque chose dont tout son être se révoltait. Il le fallait pourtant sous peine de la vie, et ette volonté de vivre était plus impérieuse encore. À l'instant où Mit-Sah donnait le signal du départ, tout l'attelage, d'un ême mouvement, s'élançait en avant sur Croc-Blanc en poussant des cris ardents et furieux. Pour lui, pas de résistance ossible. S'il se retournait sur ses poursuivants, Mit-Sah lui cinglait la face de la longue lanière de son fouet. Nulle essource que de décamper à toute volée. Sa queue et son train de derrière étaient impuissants à mettre à la raison la orde forcenée devant laquelle il fallait qu'il parût fuir. Chaque bond qu'il faisait en avant était une violence à son orgueil, t il bondissait tout le jour. C'était la volonté des dieux que cédât son orgueil, qu'il comprimât les élans de sa nature, que son être révolté enonçât à s'élancer sur les chiens qui le talonnaient. Et derrière la volonté des dieux il y avait, pour lui donner force de loi, les trente pieds de long du fouet mordant, en boyau de caribou. Il ne pouvait que ronger son frein en une sourde révolte intérieure et donner carrière à sa haine. Nul être ne devint jamais autant que lui l'ennemi de sa race. Il ne demandait pas de quartier et n'en accordait aucun. Différent de la plupart des chefs de file d'attelage qui, lorsque le campement est établi et que les chiens sont dételés, viennent se mettre sous la protection des dieux, Croc-Blanc, dédaignant cette précaution, se promenait hardiment en toute liberté à travers le campement, infligeant chaque nuit à ses ennemis la rançon des affronts qu'il avait subis durant le jour. Avant qu'il fût promu chef, la troupe des chiens s'était habituée à se retirer de son chemin. Maintenant il n'en était lus de même. Excités par la longue poursuite du jour, accoutumés à le voir fuir et le cerveau s'entraînant à l'idée de la maîtrise incontestée qu'ils exerçaient durant ce temps sur leur adversaire, les chiens ne pouvaient se décider à reculer devant lui et à lui livrer le passage. Dès qu'il apparaissait parmi eux, il y avait tumulte et bataille, grondements et morsures, et balafres mutuelles. L'atmosphère que respirait Croc-Blanc était surchargée d'inimitié haineuse et mauvaise. Lorsque Mit-Sah criait à l'attelage son commandement d'arrêt, Croc-Blanc obéissait aussitôt, et les autres chiens voulaient se jeter immédiatement sur lui. Mais le grand fouet de Mit-Sah était là qui veillait et les en empêchait. Aussi les chiens avaient-ils compris que, si le traîneau s'arrêtait par ordre de Mit-Sah, il fallait laisser en paix Croc-Blanc. Si, par contre, Croc-Blanc s'arrêtait sans ordre, il était permis de s'élancer sur lui et de le détruire si on le pouvait. De son côté Croc-Blanc ne tarda pas à se rendre compte de cela, et il ne s'arrêta plus de lui-même. Mais les chiens ne purent jamais prendre l'habitude de le laisser tranquille au campement. Chaque soir, ils s'élançaient à l'attaque en hurlant, oublieux de la leçon de la nuit précédente, et la nouvelle leçon qu'ils recevaient était destinée à être aussi vite oubliée. La haine qu'ils ressentaient pour Croc-Blanc avait d'ailleurs des racines plus profondes dans la dissemblance qu'ils sentaient exister entre eux et lui. Cette seule cause aurait suffi à la faire naître. Comme lui sans doute, ils étaient des loups domestiqués. Mais, domestiqués depuis des générations, ils avaient perdu l'accoutumance du Wild dont ils n'avaient conservé qu'une notion, celle de son Inconnu, de son Inconnu terrible et toujours menaçant. C'était le Wild, dont il était demeuré plus proche, qu'ils haïssaient dans leur compagnon. Celui-ci le personnifiait pour eux ; il en était le symbole. Et, quand ils découvraient leurs dents en face de lui, ils se défendaient, en leur pensée, contre les obscures puissances de destruction qui les environnaient dans l'ombre de la forêt, qui les épiaient