Les deux jeunes gens éclatèrent de rire en voyant cette figure grotesque. - Ah ! ah ! vous riez ! dit La Hurière un peu rassuré, vous ne venez donc pas avec de mauvaises intentions ? - Et vous, maître La Hurière, vous êtes donc guéri de vos goûts belliqueux ? - Oui, ma foi, oui, messieurs ; et maintenant... - Eh bien ? maintenant... - Maintenant, j'ai fait voeu de ne plus voir d'autre feu que celui de ma cuisine. - Bravo ! dit Coconnas, voilà qui est prudent. Maintenant, ajouta le Piémontais, nous avons laissé dans vos curies deux chevaux, et dans vos chambres deux valises. - Ah diable ! fit l'hôte se grattant l'oreille. - Eh bien ? - Deux chevaux, vous dites ? - Oui, dans l'écurie. - Et deux valises ? - Oui, dans la chambre. - C'est que, voyez-vous... vous m'aviez cru mort, n'est-ce pas ? - Certainement. - Vous avouez que, puisque vous vous êtes trompés, je pouvais bien me tromper de mon côté. - En nous croyant morts aussi ? vous étiez parfaitement libre. - Ah ! voilà ! ... c'est que, comme vous mouriez intestat..., continua maître La Hurière. - Après ? - J'ai cru, j'ai eu tort, je le vois bien maintenant... - Qu'avez-vous cru, voyons ? - J'ai cru que je pouvais hériter de vous. - Ah ! ah ! firent les deux jeunes gens. - Je n'en suis pas moins on ne peut plus satisfait que vous soyez vivants, messieurs. - De sorte que vous avez vendu nos chevaux ? dit Coconnas. - Hélas ! dit La Hurière. - Et nos valises ? continua La Mole. - Oh ! les valises ! non..., s'écria La Hurière, mais seulement ce qu'il y avait dedans. - Dis donc, La Mole, reprit Coconnas, voilà, ce me semble, un hardi coquin... Si nous l'étripions ? Cette menace parut faire un grand effet sur maître La Hurière, qui hasarda ces paroles : - Mais, messieurs, on peut s'arranger, ce me semble. - Écoute, dit La Mole, c'est moi qui ai le plus à me plaindre de toi. - Certainement, monsieur le comte, car je me rappelle que, dans un moment de folie, j'ai eu l'audace de vous menacer. - Oui, d'une balle qui m'est passée à deux pouces au-dessus de la tête. - Vous croyez ? - J'en suis sûr. - Si vous en êtes sûr, monsieur de la Mole, dit La Hurière en ramassant sa casserole d'un air innocent, je suis trop votre serviteur pour vous démentir. - Eh bien, dit La Mole, pour ma part, je ne te réclame rien. - Comment, mon gentilhomme ! ... - Si ce n'est... - Aïe ! aïe ! ... fit La Hurière. - Si ce n'est un dîner pour moi et mes amis toutes les fois que je me trouverai dans ton quartier. - Comment donc ! s'écria La Hurière ravi, à vos ordres, mon gentilhomme, à vos ordres ! - Ainsi, c'est chose convenue ? - De grand coeur... Et vous, monsieur de Coconnas, continua l'hôte, souscrivez-vous au marché ? - Oui ; mais, comme mon ami, j'y mets une petite condition. - Laquelle ? - C'est que vous rendrez à M. de La Mole les cinquante écus que je lui dois et que je vous ai confiés. - À moi, monsieur ! Et quand cela ? - Un quart d'heure avant que vous vendissiez mon cheval et ma valise. La Hurière fit un signe d'intelligence. - Ah ! je comprends ! dit-il. Et il s'avança vers une armoire, en tira, l'un après l'autre, cinquante écus qu'il apporta à La Mole. - Bien, monsieur, dit le gentilhomme, bien ! servez-nous une omelette. Les cinquante écus seront pour M. Grégoire. - Oh ! s'écria La Hurière, en vérité, mes gentilshommes, vous êtes des coeurs de princes, et vous pouvez compter sur moi à la vie et à la mort. - En ce cas, dit Coconnas, faites-nous l'omelette demandée, et n'y épargnez ni le beurre ni le lard. Puis se retournant vers la pendule : - Ma foi, tu as raison, La Mole, dit-il. Nous avons encore trois heures à attendre, autant donc les passer ici u'ailleurs. D'autant plus que, si je ne me trompe, nous sommes ici presque à moitié chemin du pont Saintichel. Et les deux jeunes gens allèrent reprendre à table et dans la petite pièce du fond la même place qu'ils ccupaient pendant cette fameuse soirée du 24 août 1572, pendant laquelle Coconnas avait proposé à La Mole de ouer l'un contre l'autre la première maîtresse qu'ils auraient. Avouons, à l'honneur de la moralité des deux jeunes gens, que ni l'un ni l'autre n'eut l'idée de faire à son compagnon ce soir-là pareille proposition.