Le Rouge et Le Noir Mme de Rênal eut bien plus de peine à prouver à Julien que, faisant aux convenances de son mari le sacrifice d'une place de huit cents francs que lui offrait publiquement le directeur du dépôt, il pouvait sans honte accepter un dédommagement.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
\24Nous voici arrivés à l'état que vous avez tant souhaité.
Désormais vous vivrez sans remords.
A la moindre
indisposition de vos enfants, vous ne les verrez plus dans la tombe.
\24Je suis fâchée que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui dit-elle froidement.
Julien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put
penser à autre chose pendant plusieurs lieues.
Son âme était navrée, et avant de passer la montagne, tant qu'il
put voir le clocher de l'église de Verrières, souvent il se retourna.
CHAPITRE XX.
UNE CAPITALE
Que de bruit, que de gens affairés! que d'idées pour l'avenir dans une tête de vingt ans! quelle distraction pour
l'amour!
BARNAVE.
Enfin il aperçut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c'était la citadelle de Besançon.
"Quelle
différence pour moi, dit-il en soupirant, si j'arrivais dans cette noble ville de guerre, pour être sous-lieutenant
dans un des régiments chargés de la défendre!"
Besançon n'est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de coeur et d'esprit.
Mais Julien n'était qu'un petit paysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingués.
Il avait pris chez Fouqué un habit bourgeois, et c'est dans ce costume qu'il passa les ponts-levis.
Plein de
l'histoire du siège de 1674, il voulut voir, avant de s'enfermer au séminaire, les remparts et la citadelle.
Deux
ou trois fois, il fut sur le point de se faire arrêter par les sentinelles il pénétrait dans des endroits que le génie
militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.
La hauteur des murs, la profondeur des fossés, l'air terrible des canons l'avaient occupé pendant plusieurs
heures, lorsqu'il passa devant le grand café sur le boulevard.
Il resta immobile d'admiration; il avait beau lire
le mot café, écrit en gros caractères au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux.
Il
fit effort sur sa timidité; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le
plafond est élevé de vingt pieds au moins.
Ce jour-là, tout était enchantement pour lui.
Deux parties de billard étaient en train.
Les garçons criaient les points, les joueurs couraient autour des
billards encombrés de spectateurs.
Des flots de fumée de tabac, s'élançant de la bouche de tous, les
enveloppaient d'un nuage bleu.
La haute stature de ces hommes, leurs épaules arrondies, leur démarche
lourde, leurs énormes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l'attention de Julien.
Ces
nobles enfants de l'antique Bisontium ne parlaient qu'en criant, ils se donnaient les airs de guerriers terribles.
Julien admirait immobile; il songeait à l'immensité et à la magnificence d'une grande capitale telle que
Besançon.
Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de café à un de ces messieurs au regard
hautain, qui criaient les points du billard.
Mais la demoiselle du comptoir avait remarqué la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui,
arrêté à trois pas du poêle, et son petit paquet sous le bras, considérait le buste du roi, en beau plâtre blanc.
Cette demoiselle, grande Franc-comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un café,
avait déjà dit deux fois, d'une petite voix qui cherchait à n'être entendue que de Julien:
\24Monsieur! monsieur!
Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c'était à lui qu'on parlait.
Le Rouge et Le Noir
CHAPITRE XX.
UNE CAPITALE 91.
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