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Le Rouge et Le Noir Julien pensait à Mme de Rênal.

Publié le 12/04/2014

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Le Rouge et Le Noir Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastes, mais alors il en était saisi jusqu'à l'attendrissement. Cette disposition fut augmentée par l'aspect de la maison du directeur du dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d'ignoble et qui sentait l'argent volé. Jusqu'aux domestiques, tout le monde y avait l'air d'assurer sa contenance contre le mépris. Le percepteur des contributions, l'homme des impositions indirectes, l'officier de gendarmerie, et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que de l'autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l'étourdir. "Ils ont faim peut-être en ce moment", se dit-il à lui-même; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d'heure après, on entendant de loin en loin quelques accents d une chanson populaire et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n'entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod: On ne chante plus cette vilaine chanson. Parbleu! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j'ai fait imposer silence aux gueux. Ce mot fut trop fort pour Julien, il avait les manières, mais non pas encore le coeur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue. Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin. "L'empêcher de chanter! se disait-il à lui-même, ô mon Dieu! et tu le souffres." Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en choeur: "Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n'en jouiras qu'à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier; tu donneras à dîner avec l'argent que tu auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux! O Napoléon! qu'il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d'une bataille; mais augmenter lâchement la douleur du misérable!" J'avoue que la faiblesse, dont Julien fait preuve dans ce monologue, me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d'être d'un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite égratignure. Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n'était pas pour rêver et ne rien dire qu'on l'avait invité à dîner en si bonne compagnie. Un fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de l'académie de Besançon et de celle d'Uzès, lui adressa la parole, d'un bout de la table à l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait généralement de ses progrès étonnants dans l'étude du Nouveau Testament était vrai. Un silence profond s'établit tout à coup; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux académies. Sur la réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue CHAPITRE XXII. FAÇONS D'AGIR EN 1830 78 Le Rouge et Le Noir au hasard. Il récita: sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré avec toute la bruyante énergie de la tin d'un dîner. Julien regardait la figure enluminée des dames; plusieurs n'étaient pas mal. Il avait distingué la femme du percepteur beau chanteur. J'ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c'était le membre des deux académies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de répondre en suivant le texte latin, j'essayerai de le traduire impromptu. Cette seconde épreuve mit le comble à sa gloire. Il y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d'enfants susceptibles d'obtenir des bourses, et en cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politique, jamais M. de Rênal n'avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de réputation et pour lavoir vu à cheval le jour de l'entrée du roi de *** étaient ses plus bruyants admirateurs. "Quand ces sots se lasseront-ils d'écouter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien?" pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son étrangeté; ils en riaient. Mais Julien se lassa. Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle théologie de Ligorio qu'il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M. Chélan. "Car mon métier, ajouta-t-il agréablement est de faire réciter des leçons et d'en réciter moi-même." On rit beaucoup, on admira, tel est l'esprit à l'usage de Verrières. Julien était déjà debout tout le monde se leva malgré le décorum; tel est l'empire du génie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure: il fallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur catéchisme, ils firent les plus drôles de contusions, dont lui seul s'aperçut. Il n'eut garde de les relever. "Quelle ignorance des premiers principes de la religion", pensait-il! Il saluait enfin et croyait pouvoir s'échapper, mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine. Cet auteur est bien immoral, dit Julien à Mme Valenod, certaine fable, sur messire Jean Chouart, ose déverser le ridicule sur ce qu'il y a de plus vénérable. Il est vivement blâmé par les meilleurs commentateurs. Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. "Ce jeune homme fait honneur au département", s'écriaient tous à la fois les convives fort égayés. Ils allèrent jusqu'à parler d'une pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses études à Paris. Pendant que cette idée imprudente faisait retentir la salle à manger, Julien avait gagné lestement la porte cochère. "Ah! canaille! canaille!" s'écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant le plaisir de respirer l'air frais. Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui, pendant longtemps, avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la supériorité hautaine qu'il découvrait au fond de toutes les politesses qu'on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s'empêcher de sentir l'extrême différence. "Oublions même, se disait-il en s'en allant, qu'il s'agit d'argent volé aux pauvres détenus, et encore qu'on empêche de chanter! Jamais M. de Rênal s'avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin qu'il leur présente? Et ce M. Valenod, dans l'énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est présente, sans dire ta maison, ton domaine." Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriété, venait de faire une scène abominable, pendant le dîner, à un domestique qui avait cassé un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines; et ce domestique avait répondu avec la dernière insolence. CHAPITRE XXII. FAÇONS D'AGIR EN 1830 79

« au hasard.

Il récita: sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré avec toute la bruyante énergie de la tin d'un dîner.

Julien regardait la figure enluminée des dames; plusieurs n'étaient pas mal.

Il avait distingué la femme du percepteur beau chanteur. \24J'ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant.

Si M.

Rubigneau, c'était le membre des deux académies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de répondre en suivant le texte latin, j'essayerai de le traduire impromptu. Cette seconde épreuve mit le comble à sa gloire. Il y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d'enfants susceptibles d'obtenir des bourses, et en cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission.

Malgré ce trait de fine politique, jamais M.

de Rênal n'avait voulu les recevoir chez lui.

Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de réputation et pour lavoir vu à cheval le jour de l'entrée du roi de *** étaient ses plus bruyants admirateurs.

"Quand ces sots se lasseront-ils d'écouter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien?" pensait-il.

Mais au contraire ce style les amusait par son étrangeté; ils en riaient.

Mais Julien se lassa. Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle théologie de Ligorio qu'il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M.

Chélan.

"Car mon métier, ajouta-t-il agréablement est de faire réciter des leçons et d'en réciter moi-même." On rit beaucoup, on admira, tel est l'esprit à l'usage de Verrières.

Julien était déjà debout tout le monde se leva malgré le décorum; tel est l'empire du génie.

Mme Valenod le retint encore un quart d'heure: il fallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur catéchisme, ils firent les plus drôles de contusions, dont lui seul s'aperçut. Il n'eut garde de les relever.

"Quelle ignorance des premiers principes de la religion", pensait-il! Il saluait enfin et croyait pouvoir s'échapper, mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine. \24Cet auteur est bien immoral, dit Julien à Mme Valenod, certaine fable, sur messire Jean Chouart, ose déverser le ridicule sur ce qu'il y a de plus vénérable.

Il est vivement blâmé par les meilleurs commentateurs. Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner.

"Ce jeune homme fait honneur au département", s'écriaient tous à la fois les convives fort égayés.

Ils allèrent jusqu'à parler d'une pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses études à Paris. Pendant que cette idée imprudente faisait retentir la salle à manger, Julien avait gagné lestement la porte cochère.

"Ah! canaille! canaille!" s'écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant le plaisir de respirer l'air frais. Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui, pendant longtemps, avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la supériorité hautaine qu'il découvrait au fond de toutes les politesses qu'on lui adressait chez M.

de Rênal.

Il ne put s'empêcher de sentir l'extrême différence.

"Oublions même, se disait-il en s'en allant, qu'il s'agit d'argent volé aux pauvres détenus, et encore qu'on empêche de chanter! Jamais M.

de Rênal s'avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin qu'il leur présente? Et ce M.

Valenod, dans l'énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est présente, sans dire ta maison, ton domaine." Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriété, venait de faire une scène abominable, pendant le dîner, à un domestique qui avait cassé un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines; et ce domestique avait répondu avec la dernière insolence.

Le Rouge et Le Noir CHAPITRE XXII.

FAÇONS D'AGIR EN 1830 79. »

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