LE MONDE COMME IL VA directeur, homme éloquent, lui parla dans ce cabinet avec tant de véhémence et d'onction que la dame avait, quand elle revint, les yeux humides, les joues enflammées, la démarche mal assurée, la parole tremblante.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
des traits si vifs et si touchants que Babouc versa des larmes.
Il ne douta pas que ces héros et ces héroïnes, ces
rois et ces reines qu'il venait d'entendre, ne fussent les prédicateurs de l'empire; il se proposa même d'engager
Ituriel à les venir entendre, bien sûr qu'un tel spectacle le réconcilierait pour jamais avec la ville.
Dès que
cette fête fut finie, il voulut voir la principale reine, qui avait débité dans ce beau palais une morale si noble et
si pure; il se fit introduire chez Sa Majesté; on le mena par un petit escalier, au second étage, dans un
appartement mal meublé, où il trouva une femme mal vêtue, qui lui dit d'un air noble et pathétique : "Ce
métier-ci ne me donne pas de quoi vivre; un des princes que vous avez vus m'a fait un enfant; j'accoucherai
bientôt; je manque d'argent, et sans argent on n'accouche point." Babouc lui donna cent dariques d'or, en
disant : "S'il n'y avait que ce mal-là dans la ville, Ituriel aurait tort de se tant fâcher." De là il alla passer sa
soirée chez des marchands de magnificences inutiles.
Un homme intelligent, avec lequel il avait fait
connaissance, l'y mena; il acheta ce qui lui plut, et on le lui vendit avec politesse beaucoup plus qu'il ne
valait.
Son ami de retour chez lui, lui fit voir combien on le trompait.
Babouc mit sur ses tablettes le nom du
marchand, pour le faire distinguer par Ituriel au jour de la punition de la ville.
Comme il écrivait, on frappa à
sa porte : c'était le marchand lui-même qui venait lui rapporter sa bourse, que Babouc avait laissée par
mégarde sur son comptoir.
"Comment se peut-il, s'écria Babouc, que vous soyez si fidèle et si généreux,
après n'avoir pas eu de honte de me vendre des colifichets quatre fois au-dessus de leur valeur?\24 Il n'y a
aucun négociant un peu connu dans cette ville, lui répondit le marchand, qui ne fût venu vous rapporter votre
bourse; mais on vous a trompé quand on vous a dit que je vous avais vendu ce que vous avez pris chez moi
quatre fois plus qu'il ne vaut : je vous l'ai vendu dix fois davantage, et cela est si vrai que, si dans un mois
vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas même le dixième.
Mais rien n'est plus juste : c'est la fantaisie
des hommes qui met le prix à ces choses frivoles; c'est cette fantaisie qui fait vivre cent ouvriers que
j'emploie, c'est elle qui me donne une belle maison, un char commode, des chevaux, c'est elle qui excite
l'industrie, qui entretient le goût, la circulation et l'abondance.
Je vends aux nations voisines les mêmes
bagatelles plus chèrement qu'à vous, et par là je suis utile à l'empire." Babouc, après avoir un peu rêvé, le
raya de ses tablettes.
Babouc, fort incertain sur ce qu'il devait penser de Persépolis, résolut de voir les mages
et les lettrés : car les uns étudient la sagesse, et les autres la religion; et il se flatta que ceux-là obtiendraient
grâce pour le reste du peuple.
Dès le lendemain matin il se transporta dans un collège de mages.
L'archimandrite lui avoua qu'il avait cent mille écus de rente pour avoir fait voeu de pauvreté, et qu'il exerçait
un empire assez étendu en vertu de son voeu d'humilité; après quoi il laissa Babouc entre les mains d'un petit
frère, qui lui fit les honneurs.
Tandis que ce frère lui montrait les magnificences de cette maison de pénitence,
un bruit se répandit, qu'il était venu pour réformer toutes ces maisons.
Aussitôt il reçut des mémoires de
chacune d'elles; et les mémoires disaient tous en substance : Conservez-nous, et détruisez toutes les autres.
A
entendre leurs apologies, ces sociétés étaient toutes nécessaires.
A entendre leurs accusations réciproques,
elles méritaient toutes d'être anéanties.
Il admirait comme il n'y en avait aucune d'elles qui, pour édifier
l'univers, ne voulût en avoir l'empire.
Alors il se présenta un petit homme qui était un demi-mage, et qui lui
dit : "Je vois bien que l'oeuvre va s'accomplir : car Zerdust est revenu sur la terre; les petites filles
prophétisent, en se faisant donner des coups de pincettes par-devant et le fouet par-derrière.
Ainsi nous vous
demandons votre protection contre le Grand-Lama.\24 Comment! dit Babouc, contre ce pontife-roi qui réside
au Thibet?\24 Contre lui-même.\24 Vous lui faites donc la guerre, et vous levez contre lui des armées?\24 Non,
mais il dit que l'homme est libre, et nous n'en croyons rien; nous écrivons contre lui de petits livres, qu'il ne lit
pas; à peine a-t-il entendu parler de nous; il nous a seulement fait condamner comme un maître ordonne
qu'on échenille les arbres de ses jardins." Babouc frémit de la folie de ces hommes qui faisaient profession de
sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renoncé au monde, de l'ambition et de la convoitise orgueilleuse de
ceux qui enseignaient l'humilité et le désintéressement; il conclut qu'lturiel avait de bonnes raisons pour
détruire toute cette engeance.
Retiré chez lui, il envoya chercher des livres nouveaux pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrés à
dîner pour se réjouir.
Il en vint deux fois plus qu'il n'en avait demandé, comme les guêpes que le miel attire.
Ces parasites se pressaient de manger et de parler; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et
eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison.
Si quelqu'un d'eux disait un bon
mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur de ne l'avoir pas dit.
Ils avaient moins LE MONDE COMME IL VA
LE MONDE COMME IL VA 4.
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