Le Jardin d'Epicure avec leur couteau des figures dans des racines de buis, et les ménagères pétrissent, pour les fêtes religieuses, des pains en forme de colombes. Ce sont là des arts innocents, que l'orgueil n'empoisonna pas. Ils sont faciles et proportionnés à la faiblesse humaine. Au contraire, les arts des villes exigent un effort, et tout effort produit la souffrance. » Mais ce qui afflige, enlaidit et déforme excessivement les hommes, c'est la science, qui les met en rapport avec des objets auxquels ils sont disproportionnés et altère les conditions véritables de leur commerce avec la nature. Elle les excite comprendre, quand il est évident qu'un animal est fait pour sentir et ne pas comprendre; elle développe le cerveau, qui est un organe inutile aux dépens des organes utiles, que nous avons en commun avec les bêtes; elle nous détourne de la jouissance, dont nous sentons le besoin instinctif; elle nous tourmente par d'affreuses illusions, en nous représentant des monstres qui n'existent que par elle; elle crée notre petitesse en mesurant les astres, la brièveté de la vie en évaluant l'âge de la terre, notre infirmité en nous faisant soupçonner ce que nous ne pouvons ni voir ni atteindre, notre ignorance en nous cognant sans cesse à l'inconnaissable et notre misère en multipliant nos curiosités sans les satisfaire. » Je ne parle que de ses spéculations pures. Quand elle passe l'application, elle n'invente que des appareils de torture et des machines dans lesquelles les malheureux humains sont suppliciés. Visitez quelque cité industrielle ou descendez dans une mine, et dites si ce que vous voyez ne passe pas tout ce que les théologiens les plus féroces ont imaginé de l'enfer. Pourtant, on doute, a la réflexion, si les produits de l'industrie ne sont pas moins nuisibles aux pauvres qui les fabriquent qu'aux riches qui s'en servent et si, de tous les maux de la vie, le luxe n'est point le pire. J'ai connu des êtres de toutes les conditions: je n'en ai point rencontré de si misérables qu'une femme du monde, jeune et jolie, qui dépense, à Paris, chaque année, cinquante mille francs pour ses robes. C'est un état qui conduit à la névrose incurable. La belle fille aux yeux clairs nous versa le café avec un air de stupidité heureuse. Mon ami Jean me la désigna du bout de sa pipe qu'il venait de bourrer: Voyez, me dit-il, cette fille qui ne mange que du lard et du pain et qui portait, hier, au bout d'une fourche les bottes de paille dont elle a encore des brins dans les cheveux. Elle est heureuse et, quoi qu'elle fasse, innocente. Car c'est la science et la civilisation qui ont créé le mal moral avec le mal physique. Je suis presque aussi heureux qu'elle, étant presque aussi stupide. Ne pensant à rien, je ne me tourmente plus. N'agissant pas, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas même mon jardin, de peur d'accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les conséquences. De la sorte, je suis parfaitement tranquille. A votre place, lui dis-je, je n'aurai pas cette quiétude. Vous n'avez pas supprimé assez complètement en vous la connaissance, la pensée et l'action pour goûter une paix légitime. Prenez-y garde: Quoi qu'on fasse, vivre, c'est agir. Les suites d'une découverte scientifique ou d'une invention vous effraient parce qu'elles sont incalculables. Mais la pensée la plus simple, l'acte le plus instinctif a aussi des conséquences incalculables. Vous faites bien de l'honneur à l'intelligence, à la science et l'industrie en croyant qu'elles tissent seules de leurs mains le filet des destinées. Les forces inconscientes en ferment aussi plus d'une maille. Peut-on prévoir l'effet d'un petit caillou qui tombe d'une montagne? Cet effet peut être plus considérable pour le sort de l'humanité que la publication du Novum Organum ou que la découverte de l'électricité. Ce n'était un acte ni bien original, ni bien réfléchi, ni, coup sûr, d'ordre scientifique que celui auquel Alexandre ou Napoléon dut de naître. Toutefois des millions de destinées en furent traversées. Sait-on jamais la valeur et le véritable sens de ce que l'on fait? Il y a dans les Mille et une Nuits un conte auquel je ne puis me défendre d'attacher une signification philosophique. C'est l'histoire de ce marchand arabe qui, au retour d'un pèlerinage à la Mecque, s'assied au bord, d'une fontaine pour manger des dattes, dont il jette les noyaux en l'air. Un de ces noyaux tue le fils invisible d'un Génie. Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et, quand on l'instruisit de son crime, il en demeura stupide. Il n'avait pas assez médité sur les Le Jardin d'Épicure 51 Le Jardin d'Epicure conséquences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit ce marchand, un génie de l'air? À votre place je ne serais pas tranquille. Qui vous dit, mon ami, que votre repos dans ce prieuré couvert de lierre et de saxifrages n'est pas un acte d'une importance plus grande pour l'humanit que les découvertes de tous les savants, et d'un effet véritablement désastreux dans l'avenir? Ce n'est pas probable. Ce n'est pas impossible. Vous menez une vie singulière. Vous tenez des propos étranges qui peuvent être recueillis et publiés. Il n'en faudrait pas plus, dans certaines circonstances, pour devenir, malgré vous, et même à votre insu, le fondateur d'une religion qui serait embrassée par des millions d'hommes, qu'elle rendrait malheureux et méchants et qui massacreraient en votre nom des milliers d'autres hommes. Il faudrait donc mourir pour être innocent et tranquille? Prenez-y garde encore: mourir, c'est accomplir un acte d'une portée incalculable. FIN Le Jardin d'Épicure 52