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Le Grand Meaulnes Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi.

Publié le 11/04/2014

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Le Grand Meaulnes Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père s'en allait au loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume, pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, retirée jusqu'à la nuit dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en lisant dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la porte pour me montrer comment ça lui allait. Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église me retint dehors après vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses de pomppiers; et, les faisceaux formés, transis et battant le semelle, ils écoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la théorie... Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui se serait trompée de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme en bandoulière emmenèrent la pompe au petit trot; et je les vis disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où je n'osais pas les suivre. Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite grille. Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque chose d'insolite. En effet, à la porte de la salle à mangerla plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient sur la courune femme aux cheveux gris, penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite, coiffée d'une capote de velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude; et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m'arrêta sur la première marche, devant la grille. "Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi tout à l'heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être suavé..." Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à peine perceptibles. Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, auf fond de la chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure... En effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur la tête des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas encore parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués d'avoir travaillé à la chute du jour, et s'écria: "Regarde! Je t'attendais pour te montrer..." Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de la salle, elle s'arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié. La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un sac de cuir, avait commencé de s'expliquer, en balançant légèrement la tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu'elle parla de son fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua. CHAPITRE PREMIER. Le Pensionnaire. 4 Le Grand Meaulnes Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuveet fort riche, à ce qu'elle nous fit comprendreelle avait perdu le cadet de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre le Cours Supérieur. Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée. Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant: il aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait aussi des nasses... L'autre nuit, il avait découvert dans le bois une faisane prise au collet... Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec étonnement. Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire; et, déposant avec précaution son "ni" sur la table, elle se leva silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un... Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir les pommes. "Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c'était toi, François, qui étais rentré..." Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger. "C'est toi, Augustin?" dit la dame. C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait... Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune explication: "Viens-tu dans la cour?" dit-il. J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà. A la lueur de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez droit, à la lèvre duvetée. "Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc jamais regardé?" Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune au feu d'artifice du Quatorze Juilliet. CHAPITRE PREMIER. Le Pensionnaire. 5
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« Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve\24et fort riche, à ce qu'elle nous fit comprendre\24elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec son frère dans un étang malsain.

Elle avait décidé de mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre le Cours Supérieur. Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait.

Je ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée. Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant: il aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs...

Il tendait aussi des nasses...

L'autre nuit, il avait découvert dans le bois une faisane prise au collet... Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec étonnement. Mais ma mère n'écoutait plus.

Elle fit même signe à la dame de se taire; et, déposant avec précaution son "ni" sur la table, elle se leva silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un... Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir les pommes. "Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c'était toi, François, qui étais rentré..." Personne ne répondit.

Nous étions debout tous les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger. "C'est toi, Augustin?" dit la dame. C'était un grand garçon de dix-sept ans environ.

Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les écoliers.

Je pus distinguer aussi qu'il souriait... Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune explication: "Viens-tu dans la cour?" dit-il. J'hésitai une seconde.

Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai vers lui.

Nous sortîmes par la porte de la cuisine et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà.

A la lueur de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez droit, à la lèvre duvetée. "Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier.

Tu n'y avais donc jamais regardé?" Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune au feu d'artifice du Quatorze Juilliet.

Le Grand Meaulnes CHAPITRE PREMIER.

Le Pensionnaire.

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