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Le Grand Meaulnes Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posées au hasard comme des boîtes en carton, c'était celui qui menait chez la couturière qu'on surnommait "la Muette".

Publié le 11/04/2014

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Le Grand Meaulnes Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posées au hasard comme des boîtes en carton, c'était celui qui menait chez la couturière qu'on surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides, on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma mère une conversation silencieuse, les doigts frétillants, coupée seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisée le grand mur de la ferme, qui était la dernière maison de ce côté du faubourg, et la barrière toujours fermée de la cour sèche, sans paille, où jamais rien ne passait plus... C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque tournant nous craignons de les perdre, mais à ma surprise, nous arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avant qu'ils l'eussent quittée. Je dis: à ma surprise, car le fait n'eût pas été possible, tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure. Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue qui menait chez la Muette, et je criai à Meaulnes: "Nous les tenons, c'est une impasse!" A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient conduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils se retournèrent vers nous résolument et l'un des deux lança le même coup de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu, ce soir-là. Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnée où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs cache-nez... Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous étions bien résolus à n'en rien dire à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se battre et leurs voix entrecoupées. Mais un point demeurait inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y avait là quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait être le chef... Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d'entre eux s'étaient occupés de moi, m'avaient immobilisé avec peine, car je me débattais comme un diable. J'étais par terre, les genoux pliés, assis sur les talons; on me tenait les bras joints par derrière, et je regardais la scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi. Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons du Cours qu'il avait dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille, répétant de temps à autre d'une voix nette: "Allez... Courage... Revnez-y... Go on my boys..." C'était évidemment lui qui commandait... D'où venait-il? Où et comment les avait-il entraînés à la bataille! Voilà qui restait un mystère pour nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui, menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face à la situation découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la tête à la façon d'un bandage. C'est à ce moment que je criai à Meaulnes: "Prends garde par derrière! Il y en a un autre". CHAPITRE II. Nous tombons dans une embuscade. 44 Le Grand Meaulnes Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la neige revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches... Le dernier venu, l'homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu'il protégeait de la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'écria avec joie: "Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien allé où je l'imagine..." Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus, me laissant libre de délier en hâte mon compagnon. "Il n'ira pas très loin avec ce plan-là", dit Meaulnes en se levant. Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes sur le chemin de l'église M. Seurel et le père Pasquier: "Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!" Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher. Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la lampe que Millie nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue... CHAPITRE III. Le Bohémien à l'école. Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures et demie, à l'instant où M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivâmes tout essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous étions en retard, nous nous gliassâmes n'importe où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes était le premier de la longue file d'élèves, coude à coude, chargés de livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait. Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit à nous faire place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de quelques secondes l'entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes, j'avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir les visages de nos ennemis de la veille. Le premier que j'aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur la marche de pierre une épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos accotés au chambranle de la porte. Son visage fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et tout un côté de la figure bandés de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente. Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le nouvel élève s'assit près du poteau, à la gauche du long banc dont Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat, Delouche et les trois autres du premier banc s'étaient serrés les uns contre les autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d'avance... CHAPITRE III. Le Bohémien à l'école. 45
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« Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière.

Aussitôt les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la neige revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches...

Le dernier venu, l'homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu'il protégeait de la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il contenait.

Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'écria avec joie: "Cette fois nous l'avons.

Voilà le plan! Voilà le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien allé où je l'imagine..." Son acolyte éteignit la bougie.

Chacun ramassa sa casquette ou sa ceinture.

Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus, me laissant libre de délier en hâte mon compagnon. "Il n'ira pas très loin avec ce plan-là", dit Meaulnes en se levant. Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu.

Nous retrouvâmes sur le chemin de l'église M.

Seurel et le père Pasquier: "Vous n'avez rien vu? dirent-ils...

Nous non plus!" Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de rien.

Le boucher nous quitta et M.

Seurel rentra bien vite se coucher. Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la lampe que Millie nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue... CHAPITRE III.

Le Bohémien à l'école. Le réveil du lendemain fut pénible.

A huit heures et demie, à l'instant où M.

Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivâmes tout essoufflés pour nous mettre sur les rangs.

Comme nous étions en retard, nous nous gliassâmes n'importe où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes était le premier de la longue file d'élèves, coude à coude, chargés de livres, de cahiers et de porte-plume, que M.

Seurel inspectait. Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit à nous faire place vers le milieu de la file; et tandis que M.

Seurel, retardant de quelques secondes l'entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes, j'avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir les visages de nos ennemis de la veille. Le premier que j'aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu.

Il était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur la marche de pierre une épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos accotés au chambranle de la porte.

Son visage fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de curiosité méprisante et amusée.

Il avait la tête et tout un côté de la figure bandés de linge blanc.

Je reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente. Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place.

Le nouvel élève s'assit près du poteau, à la gauche du long banc dont Meaulnes occupait, à droite, la première place.

Giraudat, Delouche et les trois autres du premier banc s'étaient serrés les uns contre les autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d'avance...

Le Grand Meaulnes CHAPITRE III.

Le Bohémien à l'école.

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